Laurie Penny & Richard Seymour
Nous
reproduisons ici la traduction d’un dialogue entre Laurie Penny et Richard
Seymour, tous deux militants de gauche britanniques, la première étant
féministe et le second se voulant un allié du féminisme. Cet échange aborde la
question plus subtile de la solidarité masculine dans les organisations et de la
façon dont des hommes, militants très valables par ailleurs, échouent lorsqu’il
s’agit d’avoir un comportement qui favorise l’égalité entre les hommes et les
femmes. Les deux auteurs abordent, avec humour mais sérieux ce que l’on nomme
le « BroSialisme », cette obscure fraternité tacite qui existe entre
les hommes de gauche. Doit-on arrêter d’apprécier un homme qui est bon
militant, efficace dans la lutte et très radical sur des sujets importants
juste parce qu’il a un comportement sexiste… ? – rr2012
(cet
article a comme base l’exemple de Russel Brand, figure reconnue en Angleterre.
Cependant, toute l’introduction étant très anglo-anglaise, nous avons choisi de
débuter la contribution directement par l’idée principale – les amatrices et
amateurs de version longue trouveront l’intro en annexe, à la fin du post)
(...)
Mais
quel est le « véritable combat » s’il prétend laisser les femmes et
les filles souffrir en silence d’une oppression structurelle ? Quel est ce
« véritable combat » qui tend encore et encore le micro aux hommes
blancs, puissants et charismatiques ? Pouvons-nous réellement mener une
révolution qui relègue les femmes au bout de la salle, et qui devient vicieuse
lorsque les discours tournent autour de la violence sexuée et de l’égalité
sociale ? Pour quel genre de liberté serait-on en train de se battre ?
Et à quoi bon cette coutume insaisissable, sporadique et pratique qu’est le
« brosialisme » (« bro » faisant référence à un aspect de
solidarité masculine – ndt).
Pour
mener ce débat, je me suis adressée à l’auteur Richard Seymour, ancien militant
du SWP (Socialist Workers Party), un des plus importants partis de la gauche
radicale britannique qui a récemment subit d’importantes pertes militantes à
cause d’un scandale de viol. Nous venons tous les deux de différentes
traditions de gauche et nous en sommes sortis avec le même découragement face à
cette tendance à ignorer l’oppression structurelle de genre.
Richard Seymour:
Mon
expérience est que cette solidarité masculine socialiste n’approuve pas
ouvertement le patriarcat, mais ils nient que ce soit un problème. Ou ils le
minimisent. Ils dirigent votre attention sur autre chose : « vous
devriez vous concentrer sur la classe » ; « vous nous
divisez » ; « vous êtes des petites bourgeoises »… Ou alors
ils s’attaquent à ce féminisme de pacotille, bourgeois, qui n’a rien à dire sur
la classe et les autres oppressions. Ou encore ils l’ignorent tout
simplement. Pour moi c’est assez simple.
Evidemment, ça leur serait difficile de défendre ouvertement une hiérarchie de
genres, puisqu’ils ont une façade « égalitaire » ; mais leurs
manières défensives sur ce sujet laissent penser qu’ils associent la remise en
cause du patriarcat avec une forme de perte pour eux-mêmes. La question
étant ; qu’ont-ils à perdre ?
C’est
là qu’entre en scène le « broSialisme » et le
« manArchisme » de Russel Brand. Il allie confortablement arrogance et misogynie avec une autre partie de sa personnalité et
cela donne une sorte de grinçant bêta-mâle auto-parodié qui
semble vraiment cracher sur les
protocoles de la masculinité traditionnelle.
Je pense par exemple à cette façon de porter des costumes roses pendant ses
voyages et à s’entourer de gros malabars qui le font paraître tout petit. Ou là
façon dont il se moque de sa propre sexualité en racontant qu’il prend un
accent américain pendant le sexe. En quelque sorte, il moque le genre.
Il a ces beaux
cheveux et ses yeux maquillés et se comporte de manière très efféminée. Ce qui
le rend attirant pour tous les penseurs du genre, c’est cette façon qu’il a de
s’auto-objectifier et de ne pas être conventionnellement
« masculin ». Mais après, c’est le même gars qui fait des blagues sur
le viol – pas comme quelque chose qu’il n’aurait fait qu’une fois, mais comme
quelque chose qui aurait été courant. Il est aussi reconnu comme ayant harcelé
des femmes de son équipe.
De
manière plus générale, il parle des femmes d’une façon odieuse qui laisse
comprendre qu’elles ne sont intéressantes à ses yeux que si elles sont
« magnifiques ». Pour quelqu’un d’aussi bien ancré dans le 21e
siècle, il sonne un peu comme un crooner à la con des années 50.
Pourquoi
est-ce que ça ne le dérange pas ? Pourquoi ces comportements ne le
rendent-ils pas malades ? Comment peut-il être si empathique pour les
pauvres femmes baisées par des hommes riches la minute d’avant, et juste après
se mettre à parler comme un ennemi des femmes ? Pourquoi est-ce que
certains hommes de gauche qui ressentent d’une certaine façon l’oppression de
la masculinité et qui sont clairement marqués par le patriarcat (pas de la
manière globale dont les femmes le subissent, mais dans certains cas concrets),
décident de réagir en y adhérant quand même (au patriarcat) ? Ce n’est pas
uniquement le fait que Brand est maintenant un homme riche. Beaucoup d’hommes
de gauche qui n’ont pas sa situation financière partagent ce comportement.
Le
système patriarcal offre beaucoup d’avantages et de compensations matérielles à
ceux qui acceptent de s’y identifier. Selon moi, les blagues sur le viol et le
langage misogyne, tout cela relève d’une évidente violence symbolique,
un dénigrement imputable. C’est aussi lié à la question de la punition pour transgression. Que ce soit conscient ou pas, c’est se donner
l’occasion de renforcer la solidarité masculine – les blagueurs salaces – et la
production d’un certain type de masculinité. C’est exercer un privilège du
patriarcat. Bien sur, tous les hommes n’aiment pas ou ne revendiquent pas ce
privilège. Mais pour pouvoir en bénéficier, un grand nombre d’hommes et de
femmes doivent en admettre l’inévitabilité et le fait que c’est
« naturel ».
Donc,
je pense que le désaveu « brosialiste », le fait de prétendre que le
sexisme n’a pas d’importance ou que c’est un leurre, est une façon d’appliquer
la stratégie de mimétisme pour ceux qui pensent sincèrement avoir un désir de
libération totale mais n’ont pas encore réussi à rompre avec leurs privilèges.
Laurie Penny:
Il
semble clair que notre discussion sur ce que nous nommons le
« broSialisme » est en train de dépasser Russel Brand et ses
détracteurs. Ce n’est d’ailleurs pas l’apanage de la gauche organisée – le
cousin plus chaotique du « broSialisme » est, bien entendu, le
« manArchisme », qui a pas mal de traits en communs avec ce dernier,
comme l’aveuglement face aux privilèges, le sexisme ordinaire, et le refus de
reconnaître l’existence d’une oppression de genre structurée. Par contre, il se
distingue par une grille de lecture différente et un habillage plus monochrome.
Et
ce n’est pas non plus juste une question de genre. Cela concerne aussi ce que
nous nommons, dans les cercles anarchistes, le problème du « charisme ».
C’est la question de savoir si, oui ou non, nous avons besoin de leaders, et à
quoi ils doivent ressembler et ce qu’on attend d’eux. La tendance des trois
dernières années a été à l’horizontalisme, un refus clair et net des leaders et
des objectifs figés, une résistance organisée à la hiérarchie. Mais, d’une
façon ou d’une autre, nous n’en avons pas encore fini avec les leaders que sont
les hommes blancs charismatiques. Comment pouvons-nous résoudre ce problème
sans nous plonger dans la question des dogmes ?
Richard
Seymour :
Je
suis bien d’accord avec le fait que c’est une question de pouvoir. Si on
observe ce qui s’est déroulé au SWP – la cristallisation de la crise - on voit
bien qu’un grand nombre d’accusations concernent des personnes qui avaient des
positions d’autorité, ou étaient bien vues par ceux qui possédaient une forme
de pouvoir. Je pense que c’est sûrement vrai ailleurs aussi. Personnellement,
je n’ai pas de problème avec les dirigeants élus, à condition qu’ils soient
vraiment responsables dans leur comportement. Mais que l’on ai des leaders ou
pas, je crois que nous devons reconnaître que les hommes sont souvent trop
plongés dans un rôle de genre pour même se rendre compte de ce qu’ils font,
même lorsqu’ils ont les meilleures intentions du monde. C’est la raison pour
laquelle les organisations de gauche ont créé des commissions non-mixtes de
femmes, de LGBTQ, de personnes d’origine immigrée – et aussi la raison pour
laquelle ces commissions devraient avoir une véritable autorité, et non pas
être des lieux de débats où les sujets dérangeant sont relégués. Elles doivent
avoir un rôle politique.
Laurie Penny :
Ça
nous amène au nœud du sujet qui est de savoir ; est-ce que nous en
demandons trop ? Est-ce une perte de temps de vouloir que la révolution
soit envisagée de façon parfaite avant de commencer ? Ce sont les
arguments qu’on m’a rabâché encore et encore, lorsqu’il est question des hommes
blancs puissants dans les mouvements et de la violence sexiste et sexuée, ou
encore lorsqu’on aborde l’égalité dans les rôles de représentation. Souvent ces
arguments sont le fait de ceux qui cherchent à défendre ou à excuser la
violence, mais pas toujours. Si un homme est un symbole, comme Brand, ou un
militant important, comme Assange, devrions-nous négliger la façon dont il agit
avec les femmes ?
Parce
que ce sont évidemment ces éléments de socialisation qui sont en jeu et rendent
inévitable le fait que les hommes de pouvoir qui sont attirés par des femmes,
dans les mouvements, ont des occasions de profiter de leur position de pouvoir.
En particulier à cause du fait que ces mouvements se considèrent souvent comme
autogestionnaires. Un des problèmes les plus importants dans le cas du SPW fut
que la victime, W, n’a reçu aucun soutien l’encourageant à s’adresser à la
police pour porter plainte contre le viol et l’agression sexuelle. Elle a sans
doute espéré un traitement plus juste de la part de l’organisation, avec leurs
discours sur le fait de prendre la question du viol au sérieux, et la manière
dont elle s’est abandonnée dans les mains du comité de litige en dit long.
Je
pense que le socialisme sans féminisme n’est pas du socialisme. On a vraiment
besoin de vite trouver une stratégie
pour atteindre les deux.
Richard
Seymour :
J’ai
l’impression qu’une expression très actuelle du problème est celle des
« Occupy ». Ils en appellent aux 99%, l’écrasante majorité des
travailleurs-euses, contre le 1% de riches. Et j’ai de la sympathie pour
ça : tu ne peux pas gagner si tu ne t’unis pas à l’écrasante majorité, le
« Parti de l’Ordre » est trop puissant pour ça. Et je suis d’accord
sur le fait que la « classe » est l’élément commun à la majorité.
Mais
comment réunir des personnes qui ne sont pas divisés seulement par leur
nationalité, leur région ou leurs préjugés, mais plutôt par une réelle forme structurelle
d’oppression comme l’est le sexisme ? La vieille réponse (blanche,
masculine et bourgeoise) est de dire « il ne faut pas parler des sujets
qui divisent, on les met de côté pour l’instant, ils sont secondaires ».
Ce sont tout au plus des « politiques identitaires ». Elles ne sont
en quelque sorte pas des conditions aussi matérielles que la classe sociale. Judith
Butler a mis le doigt sur ce qui cloche dans ce cas – qu’est-ce qui ferait que
les revendications féminines de travailler moins, d’être mieux payées, de ne
plus être victimes de violences, de ne plus être humiliées, seraient moins
« matérialistes » (au sens marxiste) ? Et pourquoi faudrait-il
opposer la notion de classe avec celles de race ou de genre ? Ne
sont-elles pas complémentaires ? L’austérité est une attaque contre la
classe dans son ensemble, mais est-ce un hasard si les coupes dans le budget et
dans les droits sociaux vont surtout affecter les femmes et les personnes
d’origine immigrée ?
Et
de toute façon, ça ne fonctionnera pas : si vous essayez d’imposer une
« unité » qui dépende de la propension des gens à taire leurs revendications
propres, ils vont simplement quitter le mouvement. Gramsci avait raison :
on peut construire des alliances larges, mais seulement si elles incorporent de
manière authentique les intérêts de tous les participants.
Donc,
au lieu de cette unité au sein de laquelle les opprimés seront priés de garder
un silence plein de tact, nous avons besoin d’une unité complexe, une unité
dans la différence. C’est ce que signifie pour moi
l’ « intersectionalité ». C’est la seule stratégie qui pourra
fonctionner. Nous ne demandons pas grand-chose ; nous demandons le strict
minimum nécessaire pour réussir.
Laurie Penny :
J’ai
participé à deux débats l’année dernière au cours desquels des vieux hommes
blanc, académiciens de gauche, m’ont affirmé que le féminisme était soit peu
pertinent pour la lutte de classe, soit son ennemi. Mark Crispin Millas a
annoncé que les « politiques identitaires » ont été inventées par la
CIA comme manière de diviser et d’affaiblir la gauche américaine, comme
argument pour couper court à toute discussion ultérieure.
Ce
qui se passe c’est que, d’un certain point de vue, ces théoriciens de la
conspiration ont en fait raison – les questions de race, de genre et de
sexualité sont très efficaces pour diviser les mouvements radicaux et progressistes,
qu’ils soient grands ou petits. Mais ce n’est pas la faute du féminisme, ou de
l’antiracisme ou des politique queers. Ces divisions ne sont pas le fait des
femmes, des queers ou des personnes d’origine immigrée qui voudraient tirer à
eux la couverture de l’histoire. Au contraire, on aurait bien plus à gagner si
des changements révolutionnaires advenaient réellement.
Les
divisions se créent parce que nous ne sommes pas prêts à rester assis en
silence pendant que des personnes qui bénéficient de positions dont les
privilèges ne sont pas remis en question sont en train d’envisager un
changement de monde dont le résultat promet d’être bien trop semblable à
l’ancien.
A
gauche, comme on aime bien se battre sur le terrain de la haute morale, on a
quand même du mal à affronter nos propres conneries. Cette tendance va de pair
avec l’illusion moderne et mièvre que tous les violeurs sont le mal incarné,
des monstres inhumains, et de fait, qu’aucune personne que l’on connait, avec
laquelle on travaille ou qu’on admire, ne pourrait être ce genre d’abuseurs. En
effet, l’affinité révolutionnaire et la culture du viol n’ont jamais été
mutuellement exclusives. Le SWP et Wikileaks sont loin d’être les seuls
organisations à s’être désintégrées à cause de cette tendance, au sein de
laquelle il n’y a aucune procédure de responsabilisation ni de cadre dans
lequel on puisse comprendre qu’un homme peut réaliser un respectable et utile
travail militant d’un côté et se révéler être un oppresseur de l’autre.
Cela
nous ramène à une question plus immédiate – si nous acceptons
l’intersectionnalité, que certains préfèrent appeler l’égalité de base, comme
un principe fondateur pour réaliser le changement – si nous acceptons que le
sexisme, la misogynie, l’homophobie et le racisme ne peuvent pas être tolérés,
peu importe l’importance de la personne de laquelle ça émane – Alors que
faisons nous avec tous les « broSialistes » ? Ou avec les
« manArchistes » ? Doit-on les castrer chimiquement ?
Est-ce que l’ostracisme est la seule option ou pouvons-nous envisager des
procédures alternatives de justice et de responsabilisation ?
Richard
Seymour :
Je
suppose que la question de ce que l’on fait avec les
« broSialistes » et les « manArchistes » dépend
d’une considération cruciale ; la sécurité et le bien-être des autres dans
un mouvement ou dans une organisation. Je crois que les gens peuvent changer,
et je m’intéresse très fort à la notion de « justice transformative »
sur laquelle des féministes travaillent et qu’elles essaient d’implanter. Mais
ce ne sera pas toujours la réponse appropriée. Certains hommes sont en effet
incapables de changer leur comportement, et nos ressources sont assez limitées.
Je pense que si ils sont dangereux, ils doivent être isolés et celles qui en
auront été victimes doivent être soutenues dans leurs décisions sur comment
réagir ; y compris aller à la police si elles le désirent.
Pour
la plupart des broSialistes, je pense que l’enjeu actuel est de leur faire
prendre conscience que le sexisme ce n’est pas le problème des autres. Le
patriarcat et tout le système d’imposition de genre qui l’accompagne est
également violent pour les hommes, en plus de l’être pour les femmes. Bien sur
ils n’en souffrent pas de la même manière, mais d’une manière indirecte, ça les
affecte aussi. A l’extrême, il peut se traduire dans les meurtres homophobes, c'est-à-dire
la destruction littérale d’une personne qui n’obéi pas aux protocoles du genre
correct. On rencontre ce phénomène bizarre chez beaucoup de broSialistes (et je
crois que c’est vrai pour Brand aussi) qui sont réellement blessés par les
normes de la « masculinité » et qui s’y opposent. Mais en même temps
ils continuent à s’identifier au patriarcat à certains niveaux, ils apprécient
encore sa brutalité (les blagues sur le viol par exemple). Les persuader qu’un
final c’est aussi eux que le système va toucher, dont les relations vont être
endommagées et leur faire prendre conscience que c’est le patriarcat leur
ennemi et pas le féminisme, c’est vital. Les réactions violentes d’hommes de
gauche ont eu lieu lors des crises, mais cela a aussi permis de soulever
d’autres questions, de faire réfléchir et pour certains de se rendre compte de
leur conneries.
Laurie Penny :
Je
crois aussi dans le pardon et lorsque la contre-révolution féministe arrive,
vous serez épargné, Richard (rires). Et je voudrais ajouter ceci, les
femmes et les filles, partout dans le monde, ne vont certainement pas attendre
gentiment qu’on les libère après l’aboutissement d’une lutte de classes qui
parle surtout des (et aux) hommes. Elles veulent des changements maintenant et
elles vont continuer à le revendiquer, et je pense qu’elles vont (et que nous
allons) gagner. Et les broSialistes un peu partout ont intérêt à l’entendre, ou
ils vont rester en arrière.
Annexe : introduction du texte dans sa version
originale :
Dialogue
entre Laurie Penny et Richard Seymour à propos de Russel Brand, de
l’iconoclasme et de la place des femmes dans la révolution. Une discussion sur
la manière de réconcilier le besoin des gens de militer et le fait que ce
sont ces mêmes personnes militantes qui tombent souvent bien bas lorsqu’il
s’agit de la question de traiter les femmes et les filles comme des êtres
humains.
Je
suis bien contente de ne pas avoir été présente à la rédaction du magazine ‘The
new Statesman’ la semaine dernière ou la semaine précédente, lorsque le
comédien Russel Brand, coqueluche des célébrités et notoire salvateur du
peuple, s’y promenait. Le numéro intitulé
« La Révolution » (comme l’ont modestement nommée les éditeurs de
ce magazine) ne pouvait être produit sans plus de strass et de paillettes. (…)
Mon
sentiment à propos de Russel Brand ; c’est compliqué. Brand est exactement
le genre de mâle-anarchiste auquel je fais référence en général. Sa rhétorique
facile, son narcissisme, son passé de drogué et sa manière futile de parler aux
(et à propos des) femmes. Assez beau aussi, il me rappelle tous ces étudiants
adorables, troublés et démagogues dont j’ai ignoré le sexisme ordinaire parce
que j’aimais bien la façon dont ils étaient coiffés.
J’étais
fière d’être associée à ce numéro « La Révolution » du magazine et
fière de faire partie de l’équipe qui l’a produit. Mais les discussions qui ont
eu lieu depuis à propos des dirigeants (leaders), de l’iconoclasme et du
sexisme méritent une réponse.
Avant
tout, je voudrais préciser que je n’admire pas uniquement la coupe de cheveux
ou les fossettes de Russel Brand. C’est un sacrément bon écrivain et c’est
quelque chose d’important pour moi. Il utilise le langage de manière artistique
sans être pompeux, quelque chose dont la gauche devrait prendre de la graine. Il
fait partie de cette espèce qui est en rage contre le capitalisme,
naturellement, sans orientation, avec une idée claire de ce contre quoi il
lutte mais sans idée encore de ce vers quoi il faudrait aller. En tant que
comédien, il n’a aucun devoir de loyauté sinon celui d’être populaire. Et il
réussi, sans ironie, à dire les choses, à apparaître comme un porte parole de
la rage muette de toute une génération, tout en réussissant en même temps à
faire la promotion de sa tournée, « Messiah Complex ».
J’en
admire l’audace. Ça nous change des ces politiciens centristes qui avancent
timidement des buts et des actions bien purs mais qu’ils ne parviennent souvent
pas à atteindre. Brand, contrairement à d’autres bâtards souriants, est
exactement ce qu’il prétend être, un charmeur rusé avec des moyens, qui pense
que le système est foutu et se permet de le dire. Oui, il est le propre centre
de son attention et il passe son temps à faire sa propre pub ; oui, il est
bien portant et aisé et, par rapport à la réalité de beaucoup de gens, il n’a
absolument aucune légitimité à parler de révolution à la classe ouvrière, ni à
être pris au sérieux. Il pense assez clairement ce qu’il dit, et c’est
important.
Je
suis d’accord avec Brand quant à la déception qu’on ressent face à la
démocratie représentative. Si je devais choisir un comédien masculin pour me
défendre, je serais avec Russel, pas avec Robert. Et je suis vraiment bien
contente que quelqu’un ai enfin pu dire publiquement ce que les commentateurs
et les politiciens n’ont pas osés dire jusque maintenant ; que se
soulever, ensemble et en colère, comme l’ont fait les jeunes en 2011, à Londres
et ailleurs, pourrait être une très bonne idée.
Ce
n’est pas que le fait que Brand soit pas mal et célèbre qui l’autorise à dire
ces choses. Voyez comment la rappeuse et artiste MIA a été traitée lorsqu’elle
a tenu des propos très similaires à propos des émeutes de Londres il y a deux
ans. Brand joue au bouffon de la cour, et dit une vérité limitée sur le pouvoir
qui nous écrase en utilisant l’un des rares moyens d’expression restant pour
lequel vous ne serez pas immédiatement arrêté – Il le fait à partir d’une
énorme estrade, mise en place par l’argent des médias, en utilisant un discours
généreusement épaissi par des petites blagues, à l'arrière d’une voiture de
sport pleine de Popstars à moitié nues et en train de lui lécher la joue.
Et les femmes dans
tout ça ?
Je
sais, je sais… Demander que les femmes soient traitées comme des êtres humains
fait de moi une horrible féministe trouble-fête et sans doute une étroite
d’esprit, mais si c’est le cas, on est quand même nombreuses à en être, et nous
sommes plus fâchées que ce que vous semblez imaginer de nous entendre dire que
notre rôle dans la révolution c’est d’être jolies et d’encourager les hommes à
faire du bon boulot. Brand n’est pas le seul homme de gauche à tirer profit de
la chosification des femmes et de l’utilisation d’une misogynie bon marché pour
faire rire.
Et
on lui passe ce genre de propos parce que, selon mes sources, c’est un charmant
coquin. Et lorsqu’il explique avec autodérision et de façon désarmante la
manière dont il a mis la honte à ses ex-conquêtes en les faisant passer pour
des trainées en direct à la radio, nous sommes invitées à l’aimer et à le
pardonner, parce qu’après tout, les rock stars font ce genre de choses. Les
esprits chagrins qui insistent pour relever ces incidents désagréables sont des
larbins qui déforcent la lutte dit-on... (…)
Mon
amie et collègue Musa Okwonga, a été prise dans la tourmente la semaine
dernière, en grande partie parce qu’elle avait souligné que « si tu
défends l’idée d’une révolution dans l’ordre des choses, alors c’est mieux de
ne pas risquer de t’aliéner tes alliés féministes avec un morceau choisi de
chosification flippante dès la première phrase. Ça n’est pas vraiment la bonne
approche. »
Je
ne dis pas que puisque Brand est clairement et de manière ponctuelle un sexiste
vicieux, il ne faudrait rien écouter de ce qu’il a à dire. Mais je suis
d’accord avec Natasha Lennard qui écrit que « ce n’est pas le moment
d’oublier le féminisme au profit de la célébration de ce dont nous n’avons
vraiment pas besoin ; un autre dieu et un autre maître. » La question
est alors la suivante : comment réconcilier le besoin des gens de
s’impliquer et le fait que les personnes qui s’impliquent tombent souvent
bien bas lorsqu’il s’agit de la question de traiter les femmes et les filles
comme des êtres humains ?
Ce
n’est pas une question insignifiante. Ça va bien au-delà du cas de Brand. En ce
qui me concerne, c’est une question qui m’a bouffé des années de travail et de
pensée politique. En tant que radicale, que femme et que féministe, je ne peux
pas ignorer ce problème. On y est constamment confrontés. C’est partout. C’est
Julian Assange et Gearge Galloway. C’est des années d’apologie du viol dans les
rangs de la gauche, et d’une certaine façon ça se termine toujours par la
nécessité pour les femmes de nettoyer la cuisine et les rotatives pendant que
les hommes écrivent d’importants communiqués de presse.
On
y revient. A chaque fois les femmes, les jeunes filles et leurs alliés sont
invités à ravaler leur malaise et leurs craintes pour l'amour d'un avenir meilleur
qui, au final, ne vient jamais. A chaque fois qu’on nous demande de mettre de
côté nos propres préoccupations pour rendre les choses plus faciles pour tout
le monde, parce que c’est ce que les braves filles sont censées faire. A chaque
fois qu'un groupe politique passionné s'écroule à cause de son incapacité à
traiter correctement de la violence masculine contre les femmes. A chaque fois
que quelque commentateur idiot vous éructe qu’écrire sur le féminisme ça
revient à reculer sur une «politique identitaire» et ça détourne l'attention du
«véritable combat».
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