Nuria Varela
Le féminisme est profondément impertinent. Il est très
facile de le prouver : il suffit de le mentionner. Quand on prononce le
mot « féminisme », c’est comme avec une parole magique ; on constate
immédiatement que nos interlocuteurs modifient leur attitude, se montrent
contrariés, se mettent sur la défensive ou se lancent directement dans la
mêlée…
Pourquoi ?
Parce que le féminisme remet en question l’ordre établi ainsi que la morale, la
coutume, la culture et, surtout, le pouvoir. Le féminisme politise tout ce
qu’il touche. Il n’y a rien de plus politiquement incorrect que le féminisme
parce qu’il met en évidence les exercices illégitimes du pouvoir de la droite
et de la gauche ; des conservateurs et des progressistes ; dans le
domaine publique et dans le privé ; chez les individus et dans les
collectifs.
Le féminisme est
impertinent dès sa naissance. Au cours du XVIIIe siècle, les révolutionnaires
et les hommes – mais aussi les femmes – des « Lumières » ont commencé
à défendre les idées d’ « égalité, liberté, fraternité ». Pour la
première fois dans l’histoire, on remettait politiquement en question les
privilèges de naissance et apparaissait le principe de l’égalité. Néanmoins,
les femmes qui avaient activement participé à la Révolution française de 1789
furent, à partir de 1793, exclues de leurs récents droits politiques. En
octobre de cette année là on ordonna la dissolution des clubs féminins. Il
était interdit à plus de 5 femmes de se réunir dans la rue. En 1795, on
interdit aux femmes d’assister aux assemblées politiques. Celles qui s’étaient
politiquement illustrées, quelle que soit leurs idéologies, furent portées à la
guillotine ou exilées.
Quinze ans plus
tard, le Code Napoléon, imité ensuite dans toute l’Europe, consacre
l’infériorité des femmes, considérées comme des mineures d’âge perpétuelles.
Comme l’explique Amelia
Valcárcel: « Elles furent considérées comme des filles ou des mères au
pouvoir de leurs pères, époux et même de leurs enfants. Elles n’avaient pas le
droit d’administrer leur propriété, d’établir ou d’abandonner leur domicile,
d’exercer la ‘patria potestas’, d’exercer une profession ou de s’employer sans
autorisation, de répudier un père ou un mari violents. L’obéissance, le
respect, l’abnégation et le sacrifice étaient ses vertus obligatoires. Le
nouveau droit pénal fixa pour elles des délits spécifiques qui, comme
l’adultère et l’avortement, consacraient le fait que leur corps de ne leur
appartenait pas. Aucune femme n’était maîtresse d’elle-même, toutes manquaient
de ce qui la citoyenneté garantissait : la liberté ».
Ce n’est pas le seul
exemple. Les « trahisons », les rendez-vous ratés et les
affrontements entre le féminisme et les mouvements progressistes et de gauche
font partie de l’histoire.
Un siècle après, les
Suffragettes nord-américaines, qui commencèrent leur expérience politique en
lutte contre l’esclavage et dans les mouvements abolitionnistes, virent avec
stupeur que le fruit de tous leurs efforts, le 14e amendement de la
Constitution présenté par les Républicains en 1866, concédait enfin le droit de
vote aux esclaves mais niait explicitement ce droit aux femmes. L’amendement ne
concernait que les esclaves mâles libérés. Mais elles souffrirent d’une autre
trahison encore. Plus douloureuse encore si possible. Le mouvement
anti-esclavagiste ne voulut pas soutenir le droit de vote pour les femmes,
craignant de perdre l’avantage qu’il venait d’obtenir.
Pour l’anecdote –
mais ce n’est peut être pas un hasard – le premier roman anti-esclavagiste du
continent américain est une œuvre de Harriet Beecher Stowe, écrivaine
étasunienne qui, en 1851, publia par épisodes la célèbre « Case de l’Oncle
Tom ».
Flora Tristan,
précurseuse et fer de lance des féministes socialistes, expliquait sa situation
conflictuelle : « J’ai presque le monde entier contre moi. Les
hommes, parce que j’exige l’émancipation de la femme ; les propriétaires,
parce que j’exige l’émancipation des salariés ».
Les réflexions
d’August Bebel, un des premiers hommes à essayer de développer les thèses
marxistes sur la question féminine, méritent d’être rappelées : « Il
y a des socialistes qui s’opposent à l’émancipation des femmes avec la même
obstination que les capitalistes s’opposent au socialisme. Tout socialiste
reconnaît la dépendance du travailleur vis-à-vis du capitaliste (…) mais ce
même socialiste ne reconnaît fréquemment pas la dépendance des femmes vis à dis
des hommes parce que cette question le concerne directement ».
La réprimande de
Lénine à Clara Zetkin est bien connue. La militante allemande qui avait jeté
les bases du mouvement socialiste féminin, dirigé la revue des femmes
« Egalité » et organisa une Conférence Internationale des Femmes en
1907 (qui existe encore aujourd’hui, bien qu’elle ait changé de nom en 1978
pour devenir l’Internationale Socialiste des Femmes) s’entendit dire : « Vos
péchés, Clara, ne s’arrêtent pas encore à cela. On m’a dit que dans vos
réunions féminines, on discute de préférence la question sexuelle. Cette
question est, paraît-il, l’objet particulier de votre attention, de votre
propagande. Je ne pouvais croire mes oreilles quand on m’a dit cela.
Quoi ? Le premier Etat prolétarien est en lutte avec les
contre-révolutionnaires du monde entier ! (…) Mais les militantes
discutent de la question sexuelle et des formes du mariage dans le passé, le
présent et le futur (…) c’est de la foutaise ! ».
C’est Heidi Hartmann
qui décrivit les rapports entre le marxisme et le féminisme comme un
« mariage malheureux ». Alexandra Kollontaï eu de nombreux conflits
au sein de son propre parti bolchevique en faisant sienne l’idée de Marx que
pour construire un monde meilleur, en plus de changer l’économie, devait surgir
un « homme nouveau ». Elle a ainsi défendu « l’amour
libre », le salaire égal pour les femmes, la légalisation de l’avortement
et la socialisation du travail domestique et des soins aux enfants mais,
surtout, elle a souligné la nécessité de changer la vie intime et sexuelle des
femmes. Pour Kollontaï, une femme nouvelle était nécessaire qui, en plus d’être
économiquement indépendant, devait l’être aussi d’un point de vue psychologique
et sentimental. Pour Kollontaï, il n’était pas question d’accepter un
quelconque ajournement de cette révolution. Comme anecdote exprimant les
résistances auxquelles elle fut confrontée, on peut citer le fait que sur la
porte du local où devait se tenir la première assemblée des femmes organisée
par Kollontaï, quelqu’un avait accroché l’annonce suivante :
« L’assemblée pour les femmes est suspendue, demain il y aura une
assemblée seulement pour les hommes ».
Les années ’60 du
XXe siècle furent particulièrement intenses quant à l’agitation politique. On
assista à la naissance de la « Nouvelle Gauche » et à celles de
divers mouvements sociaux radicaux, comme le mouvement antiraciste, étudiant,
pacifiste et, bien sûr, féministe. Tous étaient fortement marqués par leur
caractère de « contre-culture ». Ils n’étaient pas réformistes et
n’étaient pas intéressés par la politique des grands partis ; ils
voulaient de nouvelles formes de vie. De nombreuses femmes s’engagèrent alors
dans ce mouvement d’émancipation.
Mais une fois de
plus surgirent les mêmes contradictions dans cette Nouvelle Gauche. Robin
Morgan écrivit ce qu’ils faisaient dans ces réunions révolutionnaires :
« Alors que nous pensions être engagées dans la lutte pour construire une
nouvelle société, le réveil pour nous, les femmes, fut dur et déprimant en
constant que nous faisions le même travail dans le mouvement qu’en dehors de
lui ; nous tapions à la machine les discours des hommes, nous faisions le
café mais non la politique, nous étions les auxiliaires des hommes dont la
politique devait prétendument remplacer le vieil ordre des choses ».
En outre les femmes
étaient confrontées à leur invisibilisation en tant que dirigeantes, au fait
que les débats étaient dominés par les hommes et que leurs propos n’étaient pas
écoutés. L’oppression ne s’analysait qu’en tenant compte de la classe sociale.
Le sexisme était un sujet de plaisanteries et il n’entrait pas dans les débats
théoriques. Ainsi étaient les choses, bien que les femmes ressentaient que les
questions qui affectaient leurs vies de manière plus directe (la sexualité, le
partage des tâches domestiques, l’oppression…) devaient faire partie de la
discussion politique, elles n’y parvenaient pas.
Comme le dit Ana de
Miguel, vu que l’homme nouveau se faisait trop attendre, la femme nouvelle –
celle dont parlait Kollontaï au début du siècle – décida de prendre le taureau par
les cornes. La première décision politique du féminisme fut de s’organiser de
manière autonome, de se séparer des hommes. Ainsi se constitua le Mouvement de
Libération des Femmes.
En mai 2011, à la
Puerta del Sol de Madrid on assista à la scène suivante, un histoire racontée
en détail par Belén Gopegui :
« Quelqu’un
arracha jeudi une banderole qui disait : ‘La révolution sera féministe ou
ne sera pas’. C’est l’unique banderole qui a été arrachée et, plus grave
encore, tandis que l’individu en question, fier de son geste, se frappait la
poitrine à la King Kong, un grand nombre de personnes l’applaudissait et huait
les femmes. Un groupe insulta celles qui avaient accroché la banderole. Cette
histoire est importante parce qu’elle révèle que le campement de Sol n’est pas
magique ni une illusion passagère, mais bien un lieu fait avec nos vies
patriarcales et capitalistes. L’histoire importe parce que la réaction du
groupe féministe fut de convoquer un atelier sur le féminisme auquel
participèrent de nombreuses personnes. On nous y demanda ce que nous entendions
par ‘féminisme’. On expliqua qu’il était compréhensible, ce qui ne veut pas
dire justifié, qu’il y ait des réactions de peur et d’arrogance de la part de
ceux qui ont intériorisé leurs privilèges machistes comme s’ils étaient
naturels et qui voient qu’on les remet en question. Ce fut un moment, un de
plus, d’intelligence collective en marche ».
Longue est
l’histoire des résistances d’une bonne partie des militants et sympathisants de
gauche vis-à-vis de l’égalité entre les femmes et les hommes. Si longue qu’on
peut la reconstruire depuis la Révolution française jusqu’au mouvement des
Indignés. (…)
Quand est-ce que la
gauche (les partis, les individus, les collectifs sociaux…) mènera-t-elle un
véritable débat politique, profond et serein, sur sa capacité à intégrer
réellement – et non formellement – l’égalité entre les femmes et les hommes
dans tous ses postulats ? Parce qu’il est évident que, sans les femmes, il
n’y a pas de démocratie possible.
Source :
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo
Riera
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