vendredi 28 juin 2013

Harcèlement moral : une autre forme de violence faite aux femmes

AlphaBeta

La violence faite aux femmes est multiforme ; viol, harcèlement sexuel, moral ou psychologique, humiliation, discrimination en tous genre... L’existence de cette violence est une dimension indispensable à la domination masculine et elle se développe y compris dans les milieux dit progressistes, voire radicaux, en y prenant certaines formes spécifiques encore aujourd’hui peu étudiées.

Cette violence est étroitement et dialectiquement liée à un « sexisme ordinaire » qui lui rend le terrain fertile et permet son développement en toute impunité. Ce sexisme ordinaire entraîne la situation paradoxale que l’on rencontre souvent dans toute la société : à savoir la défense de l’homme agresseur et la diabolisation de la victime. Or, c’est précisément cette défense et protection des auteurs de ces violences faites aux femmes qui force ces dernières à supporter ce sexisme ordinaire (quand ce n’est pas à s’en faire les complices passives ou actives), puisqu’en cas de résistance, la violence peut être au bout de chemin pour réprimer celles qui ne se plieront pas à l’usage établi.

Combien de militantes femmes dans les organisations  révolutionnaires dites « féministes » ont-elles eu à subir l’une ou l’autre de ces formes de violence et ce sexisme ordinaire ? On ne le saura sans doute jamais, tant il règne dans la plupart d’entre elles une véritable « omerta », une loi du silence sur ce genre de cas. Même dans les cas des violences sexuelles les plus graves, il a fallu parfois attendre des années avant que les agresseurs ne soient connus et dénoncés. En outre, le culte du secret qui règne dans ces organisations, sous prétexte de sa « sécurité » et de sa « réputation » fait en sorte que ces affaires sont le plus souvent étouffées ou qu’on préfère « laver le linge sale en famille », à l’abri de tout regard externe, ce qui a pour conséquence d’inhiber bien des femmes à dénoncer les choses. Pire encore, dans certains cas, les militantes femmes qui dénoncent sont accusées d’être des « provocatrices de la police » ou de chercher à « diviser, à salir et à affaiblir le véritable parti révolutionnaire de la classe ouvrière ».

L’existence de ce sexisme ordinaire déforce notablement ces organisations car il fait ainsi partir, parfois sur la pointe de pieds, parfois en claquant la porte, bien des militantes motivées, alors qu’elles sont déjà souvent très minoritaires par rapport aux militants hommes. En outre, dans certains cas graves, la tension est telle que le résultat est l’implosion de l’organisation. Ironiquement, c’est précisément au nom d’une défense bien mal comprise de « l’intérêt supérieur du parti » ou de l’organisation que les défenseurs de l’agresseur ont pris fait et cause pour lui et ont diabolisés et chassés sa victime hors de leurs rangs.

Les situations de violences morales ou sexuelles qui aboutissent à des drames ne sont ni  exceptionnelles, ni des « cas isolés » dans la gauche dite radicale ou révolutionnaire, et cela tous courants et chapelles confondues, car aucun n’y échappe. Le cas le plus grave connu jusqu’ici est celui du Workers Revolutionary Party de Grande-Bretagne, dirigé par Gerry Healy. Ce parti a implosé en 1985 après que 26 femmes révélèrent avoir été violées par Healy, dont une fut si violemment frappée qu’elle en resta handicapée. Début des années 1990, à la suite de violences sexistes, la section japonaise de la IVe Internationale connaissait carrément une scission « non mixte » en deux organisations distinctes avec le départ de presque toutes ses militantes. Fin de l’année 2012, c’est le Socialist Workers Party britannique qui subissait une importante scission à cause de sa gestion catastrophique d’accusations de viols contre l’un de leur leader - toujours en place -, Martin Smith. Un cas similaire, et avec les mêmes conséquences s'était également produit dans les années 1990 dans l’organisation-sœur du SWP en Allemagne.

En 2012, la section turque de la IVe Internationale subissait également une scission suite, entre autres, à des problèmes sexistes. Cette même organisation avait gardé, quelques années plus tôt, comme rédacteur en chef de son journal un homme qui avait sexuellement agressé une militante qui fut forcée de démissionner suite à la cabale lancée contre elle dans l’organisation. En mai 2013, des anarcha-féministes ont démissionné de la Fédération anarchiste française après avoir fait l’objet d’un lynchage collectif pour s’être opposées à un article de Roger Dadoun qui justifiait le viol de DSK sur Nafissatou Diallo. Ce ne sont là que quelques exemples parmi des dizaines d’autres connus ou inconnus et qui concernent des organisations qui ont généralement à cœur de se définir comme « féministes » et ont effectivement développé un travail et des apports sur ce terrain. Que dire alors de la situation dans des organisations de traditions  « staliniennes » ou « en retard » dans ce domaine ?

Il y a généralement une réelle incapacité des organisations de la gauche dite révolutionnaire à aborder politiquement ces affaires et les questions qu’elles soulèvent. Dans la plupart des cas, elles sont tout simplement superbement ignorées ou considérées comme des « affaires privées », des « cas exceptionnels non significatifs » et il n’existe souvent donc aucune volonté de les analyser sérieusement afin d’en tirer des enseignements et d’apporter des solutions politiques et organisationnelles pour s’attaquer à la racine du problème. Autrement dit, au sexisme interne à ces organisations (qui prend des formes spécifiques) et aux pratiques, aux principes et types de fonctionnement qui les favorisent. Dans les rares cas où un travail d’analyse, de réflexion et d’élaboration est effectué, il reste confiné dans des commissions femmes et n’est pas collectivement pris en charge par les organisations.

Le cas décrit ci-dessous fait partie de ces cas dont on n’a pas parlé « en dehors de l’organisation » mais dont le résultat a tout de même été une implosion partielle avec une série de départs de militants, un affaiblissement de l’organisation et un fort recul de son niveau démocratique. L’objectif de ce texte est d’identifier, à travers un cas particulier, des mécanismes de comportement sexiste et de harcèlement moral et psychologique ainsi que des dysfonctionnements démocratiques au sein d’une organisation d’extrême-gauche. Bien que le cas abordé ici soit d’un degré ou d’une nature différente que d’autres cas survenus dans d’autres groupes du même type, en Belgique ou ailleurs, on peut constater des similitudes frappantes dans le mécanisme de ces différentes crises, similitudes qui ne relèvent en rien du hasard.

Harcèlement moral et psychologique sexiste dans une organisation de gauche belge

Pour comprendre les processus au cours desquels des questions et des comportements personnels se couplent à des logiques dysfonctionnelles, il est nécessaire de retracer des enchaînements d’événements. Le cas décrit ici tournera essentiellement autour de 4 personnes, que nous appellerons Alpha, Beta, Gamma et Thêta, mais ces comportements individuels se sont inscrits dans le contexte d’un certain type de fonctionnement collectif propre à l’extrême-gauche dite « léniniste ».

La situation s’est déroulée dans une organisation de moins de 80 membres, marxiste et théoriquement féministe. Début 2011, la militante Beta mit un terme à une relation tenue « secrète » avec un autre membre de la direction du parti, Thêta (son ainé de plusieurs dizaines d’années) et entama alors une relation ouverte avec le militant Alpha.

La militante Beta était membre du parti depuis presque trois ans. Elle était jusqu’alors reconnue comme une militante capable et valable et fut d’abord élue à la direction du parti et ensuite au secrétariat politique de celle-ci. Dès son arrivée dans l’organisation, et avant même le début de leur relation, Thêta s’était lié d’une « amitié politique » très forte avec elle et soutenait avec enthousiasme ses démarches et ses interventions. Il la portait sur un piédestal, l’encourageant et la poussant continuellement à prendre des initiatives et des responsabilités. 

Mais Thêta n’accepta pas la rupture et commença dès lors à se comporter comme un homme « blessé ». Il commença un patient et déterminé travail de sape, d’abord occulte, puis de plus en plus ouvert, afin de déstabiliser psychologiquement la militante Beta et de la décrédibiliser aux yeux des autres membres de l’organisation, pour enfin obtenir contre elle un opprobre général et la faire passer pour une « dangereuse manipulatrice assoiffée de pouvoir » nécessitant des soins psychiatriques.

Une crise profonde et pénible se mit ainsi en route. Celle-ci mit en évidence les manquements démocratiques et féministes structurels de l’organisation (tant dans la compréhension que dans la pratique) qui permirent toutes sortes de dérives et finirent pas aboutir à la démission de Beta, d’Alpha, et, progressivement plus d’une douzaine d’autres militant(e)s. Thêta, quant à lui, est encore à ce jour membre de la direction et du secrétariat politique de cette organisation.

Le déroulement de cette crise pose beaucoup de questions, récurrentes dans les organisations de ce type : la place des femmes, la diabolisation des femmes « fortes », l’existence - malgré les discours officiels - de réflexes sexistes encore très ancrés, le lien entre manquements démocratiques et possibilités de développement de ces comportements sexistes,... Mais aussi l’utilisation des « instances démocratiques » et des « règles de fonctionnement » par ceux qui en manient bien les ficelles pour isoler et « détruire » des militant(e)s dont on ne veut pas entendre le désaccord, ou pour biaiser le débat politique en personnalisant ou en caricaturant les prises de position.



Un travail de sape contre la femme

Militant « important » dans une organisation assez faible, qui ne compte que peu d’ « intellectuels » reconnus et dont il est le seul à développer une pensée « écosocialiste » qui apporte un petit crédit à ladite organisation, lorsque Thêta commença, par pure jalousie vengeresse, à porter ses graves accusations psychologisantes contre la militante Beta, il le fit d’une manière occulte. Il ne posa pas ouvertement ses accusations au sein des instances, mais bien - en abusant ainsi de la confiance placée en lui et de son « autorité intellectuelle » - en faisant des « confidences » auprès de certains membres du secrétariat de la direction et de militants au sein de la section locale dans laquelle Beta et lui militaient.

Il  affirma ainsi dans ces « confidences » que Beta souffrirait d’une forme aiguë de « schizophrénie » qui ferait d’elle une « manipulatrice » très « dangereuse » et « très puissante », qui plus est « assoiffée de pouvoir ». Le terme de « manipulatrice très puissante » n’est pas anodin car il permettait à Thêta de justifier et d’expliquer son comportement antérieur vis-à-vis d’une militante qu’il avait toujours adulé et défendue, et ce jusqu’à leur rupture (il expliquera à plusieurs membres avoir été « ensorcelé » par elle), ainsi que son changement de comportement après la rupture. Pour étayer ses propos, il envoya ou montra à ces mêmes personnes des courriers électroniques strictement privés entre lui et Beta dont le contenu était isolé de leur contexte et réinterprété à sa manière.

Comme cela se passe souvent dans les cas de harcèlement moral et psychologique, la cible ignore quels mécanismes sont en œuvre contre elle et ne constate que des comportements de plus en plus étranges à son égard de la part de ceux qui sont touchés par ces « confidences ». Elle ne réalise pas pourquoi ils semblent soudainement se méfier d’elle ou se comporter bizarrement en sa présence. D’autant plus que Thêta encourageait les personnes à qui il se confiait à ne pas entrer en contact avec « l’accusée » pour éclaircir les choses auprès d’elle puisque, quoi qu’elle dise, ce ne pouvait être que de la « manipulation ». La majeure partie des personnes touchées par lui ne cherchèrent donc pas d’autre son de cloche et un « clan » commença ainsi à se constituer autour de Thêta.

Parallèlement, le climat au sein du secrétariat de la direction s’alourdissait par l’attitude de plus en plus désagréable, aigrie et tendue de Thêta vis-à-vis de Beta et Alpha, ainsi que par leurs réactions d’exaspération et d’incompréhension lorsqu’ils se défendaient des « fautes » et des « critiques » pointées de plus en plus fréquemment contre leur travail militant. La discussion était en réalité biaisée d’avance : aux yeux des autres membres de la direction touchés par les « confidences » de Thêta, le problème n’était en réalité pas tant leurs « fautes » militantes que leurs « personnalités » elles-mêmes : Beta en tant que « manipulatrice » et Alpha en tant que « manipulé » par elle.

Que ce soient des erreurs, des maladresses ou de réels désaccords politiques ou organisationnels dans le chef de Beta ou d’Alpha, tous leurs pas étaient ainsi systématiquement pointés du doigt, jugés négativement et grossis et aggravés démesurément. Mais surtout réinterprétés pour leur donner une intentionnalité bien précise. Là où le travail militant de Beta avait toujours été considéré comme un engagement positif, avec ses hauts et ses bas, tout d’un coup chaque acte posé par elle prenait une nouvelle signification. Son implication sérieuse dans l’organisation était ainsi ramenée à une volonté de « s’accaparer » des tâches de responsabilité, ses prises de positions politiques devenaient une « volonté puérile de se mettre en avant », ses erreurs devenaient autant de « manœuvres ».

C’est essentiellement Thêta qui « découvrait » et soulevait ces « graves manquements » politiques chez Beta, parfois ouvertement ou en les signalant à d’autres pour les encourager à leur tour à les dénoncer, créant ainsi un climat de plus en plus hostile autour d’elle. Ces attaques venant de toutes parts confortaient ainsi certains dans leur nouvelle conviction sur la « personnalité nocive » de Beta. Ces griefs étaient inlassablement répétés et repris comme « preuves » permettant à nouveau d’étayer aux yeux de cercles de plus en plus larges que le comportement de Beta était effectivement problématique et qu’elle était bien une « arriviste avide de pouvoir », une « perverse narcissique » venue dans l’organisation pour en « prendre le gouvernail » afin d’assouvir « sa soif de pouvoir». Ce qui expliquerait, bien sûr, qu’elle avait dans ce seul but « jeté son dévolu » sur Thêta d’abord et sur Alpha ensuite (parce que c’est comme ça que les femmes font pour réussir...).

Le phénomène est connu : à force de décrire systématiquement aux yeux de certains une personne d’une manière particulière, tous ses actes finissent alors par s’accorder avec l’image ainsi construite. Toute autre explication est, à priori, écartée. Toute la perversité de ce mécanisme repose sur ce type de manœuvre : quand on désigne une femme comme étant une « manipulatrice schizophrène très puissante », quoi qu’elle fasse, c’est forcément calculé. Et si jamais on ne constate rien de grave à signaler dans son comportement, c’est qu’elle est « très forte » dans la « dissimulation».

Tout le monde ne suivit pas le mouvement. Au-delà d'un certain nombre de membres qui prirent sans réserves le parti de Thêta et d'autres qui, ne voulant pas prendre part à un conflit soi disant « personnel », laissèrent les choses suivre leur cours sans « prendre parti », il y eu également des militant(e)s qui, parce qu’ils critiquèrent l’acharnement de Thêta contre Beta, entrèrent alors dans sa ligne de mire et subirent le même mécanisme d’accusations proprement délirantes contre leur intégrité militante - ou contre leur honnêteté tout court. Leur travail et leur engagement sincère au sein de l’organisation étaient ainsi radicalement déstabilisés et remis en question.

L’agresseur se fait passer pour la victime

Un des moments clés de la crise et qui l’a portée à un paroxysme fut la mise en place d’une commission interne exigée par Thêta.  Le climat de plus en plus tendu dans le secrétariat de la direction provoqua en effet une réunion de cette instance spécialement destinée à « crever l’abcès ». Au cours de cette réunion, Thêta mena un véritable réquisitoire contre Beta, la tourna en dérision, l’interrompit en l’appelant ironiquement « ma petite chérie » et distribua aux personnes présentes (malgré l’opposition explicite de Beta) des extraits choisis d’échanges strictement privés dont il avait préparé des copies.

Thêta prit surtout comme prétexte l’utilisation du mot « harcèlement » par Alpha et Beta pour se présenter comme la malheureuse victime d’une « grave accusation » infondée et infamante (il diffusera ensuite activement cette version du conflit dans le reste de l’organisation et dans son internationale). Il exigea alors contre eux la mise sur pied d’une commission interne afin de « laver son honneur » contre cette « accusation ». En dépit du fait qu’Alpha et Beta expliquèrent qu’ils ne portaient aucune accusation formelle contre Thêta et qu’ils refusaient en conséquence qu’une telle commission d’enquête (qui plus est secrète, puisque le reste de la direction de l’organisation ne devait initialement pas en être informée) se constitue pour les juger, celle-ci fut votée à une très courte majorité par le secrétariat de la direction – tout en écartant du revers de la main les propositions alternatives faites par Alpha, Beta et d’autres pour tenter de calmer les tensions ou de favoriser une conciliation.

Rappelons qu’à ce moment là de la crise, ni Alpha ni Beta ne se doutaient le moins du monde de la teneur des « confidences » de Thêta auprès des mêmes membres de cette instance qui votèrent la mise sur pied d’une commission interne contre eux. Tous deux espéraient jusqu’à ce moment qu’une issue positive pour tous était encore possible. C’était sans compter avec les objectifs finaux de Thêta et de ses acolytes, et sur l’état réel de la démocratie interne de cette organisation.

Marie-France Hirigoyen, dont les nombreuses analyses cherchent à décrypter le phénomène du harcèlement  pour mieux y résister et le combattre, décrit celui-ci comme une série de violences insidieuses qui découlent d'une volonté de se débarrasser de quelqu'un sans se « salir les mains ». Toute la difficulté pour les personnes qui subissent ce mécanisme est de le comprendre car il s’agit d’une imposture qu'il faut dévoiler pour permettre à la victime de retrouver ses repères et se soustraire à l'emprise de son agresseur. Souvent, et la situation décrite ici n’a pas fait exception, la victime, ignorant l’ampleur de ce qui est mis en place contre elle et n’ayant comme base que son propre ressenti face à un comportement malsain, est traitée de manière à perdre confiance en elle et ne fera pas le pas salutaire de dénoncer le harcèlement et d’affirmer sa souffrance comme légitime face à un tel comportement.


L’utilisation du féminisme et des femmes contre d’autres femmes

En défendant sa demande de mise en place d’une commission, Thêta s’affirma énergiquement « pro-féministe », déclarant que ladite commission était « nécessaire d’un point de vue féministe » et qu’il agissait ainsi « pour le bien » de Beta. Etrange « féministe » qui agit contre la volonté expresse d’une femme, qui plus est « pour son propre bien ».

Mais cette utilisation du discours féministe constituait surtout un retournement pervers du principe selon lequel la parole des femmes doit être « prise au sérieux » dans les organisations féministes car Thêta s’en servait en lui donnant une toute autre signification : les « accusations » de la femme devaient être scrupuleusement vérifiées pour voir si elles n’étaient pas « infondées » et, dans ce cas, elle devait être sanctionnée d’une manière exemplaire. Il s’agissait surtout du même homme qui, tout en s’acharnant en secret à détruire l’intégrité psychologique d’une militante femme qui l’avait éconduit en l’accusant d’être une « manipulatrice », parvenait, quant à lui, à réellement manipuler l’instance d’une organisation « féministe » pour imposer contre la volonté d’une femme une commission destinée à la juger elle pour « laver son honneur » à lui…

Thêta réussit à avoir dans ce « combat pour la vérité » une alliée de choix en ralliant à sa cause une militante féministe jusqu’alors proche de Beta et d’Alpha - que nous appellerons Gamma -  et qui était, et est toujours, porte-parole de l’organisation. Gamma s’était en effet laissée convaincre par l’insistance et les explications de Thêta que, dans sa « soif de pouvoir »,  Beta n’avait d’autre but que d’occuper son propre poste de porte-parole, qu’elle avait jeté son « dévolu » sur Alpha par pur calcul et qu'elle le « manipulait » à sa guise. A partir de ce moment, le comportement de Gamma changea radicalement vis-à-vis de Beta et Alpha et elle participa activement aux critiques adressées à leur travail militant. Leurs explications étaient tout simplement ignorées comme autant de mensonges et de tentatives de manipulations et Gamma refusa bien vite toute discussion personnelle avec Beta.

Si Gamma refusa de rencontrer personnellement Beta ou de confronter avec elle ses accusations - par crainte sans doute de son « pouvoir manipulateur » - elle eu par contre des contacts de plus en plus réguliers et étroits avec Thêta, ne craignant visiblement pas qu’un homme éconduit et en colère puisse tenter de la manipuler pour l’utiliser contre la femme qui a eu l’ « audace » de le quitter. Gamma prit ainsi systématiquement le parti de l’homme et ferma tout aussi systématiquement les yeux sur tous ses dérapages et attitudes déplacés pour ne concentrer ses attaques et critiques que contre Beta.

Ultérieurement, dans une lettre adressée à une série de membres, Thêta utilisa ouvertement la « caution féministe » apportée par Gamma en la présentant comme une féministe exemplaire qui s’était dressée à ses côtés contre Beta pour « le bien de l’organisation » dans un « combat pour la vérité » (celle de l’homme bien entendu). Le féminisme consisterait donc à repérer les « femmes qui mentent » désignés par les hommes et à les « éliminer ».

Ce n’est pas la première fois qu’une femme militante, féministe de surcroit, se laisse « monter » contre une autre femme militante en donnant foi aux affirmations selon lesquelles cette dernière « voudrait sa place ». Le comportement de Gamma était aussi symptomatique d’un problème plus large à l’intérieur des organisations de gauche : malgré leur façade féministe, elles restent essentiellement des lieux de pouvoir masculin (« symboliques », mais aussi très concrets), au sein desquels les places de visibilité pour les femmes restent rares et, en définitive, décidées par les hommes puisqu’ils restent largement majoritaires. Cela amène des militantes à se laisser prendre au jeu de la mise en concurrence entre femmes et à participer, pour protéger leur propre place, au « cassage » de celles qu’elles considèreront comme des « rivales », jouant ainsi le plus vieux jeu du monde : les dominants restent tranquillement à leur place pendant que les dominés se disputent les « restes ».

Le travail de la commission

Reprenons le fil des événements jusqu’à leur conclusion. Outrés par la manière dont la commission leur fut imposée, Beta et Alpha démissionnèrent du secrétariat politique tandis que Thêta s’y maintint et l’utilisa pour lancer de nouvelles attaques contre eux, mais surtout pour faire pression sur la commission afin qu’elle mène un travail « d’enquête-tribunal ». Les membres de la commission  (deux hommes et deux femmes, non membres de la direction) résistèrent à cette pression et tentèrent au contraire de mener avant tout un travail d’écoute et de compréhension des mécanismes du conflit en vue d’aboutir à une conciliation éventuelle.

Fidèle à son comportement d’acharnement, Thêta témoigna à plusieurs reprises dans la commission et s’y présenta avec un épais dossier constitué de morceaux choisis dans des mails privés avec Beta. Parallèlement, il continua activement à se présenter partout comme la « victime d’une cabale » de la part d’une « folle avide de  pouvoir » qui « veut sa peau » dans « une lutte sans principe pour le pouvoir »,  etc. Il contacta  un maximum de membres de sa section locale pour les encourager à témoigner auprès de la commission contre Beta et y dénoncer sa nature « problématique » et ses « dysfonctionnements ». La Commission servit ainsi d’exutoire et de défouloir à quelques personnes qui s’étaient heurtées, pour une raison ou une autre, à Beta dans son travail militant ou qui voulaient témoigner en faveur de Thêta, ami personnel ou camarade de très longue date.

Mais c’est Gamma qui servit à nouveau de fer de lance à Thêta en plaidant devant cette commission en faveur de l’exclusion de Beta de la direction de l'organisation, argumentant que celle-ci avait une « personnalité » incompatible avec leur idéologie. Gamma rédigea un long réquisitoire dans lequel elle affirmait, entre autres délires, que Beta avait opté pour militer dans la section de Thêta car elle était composée de nombreux « hommes âgés », sous entendu qu’elle pouvait donc facilement les « séduire » afin de les « manipuler ». Gamma radicalisa même sa position peu après, et affirma sa volonté d’obtenir une exclusion pure et simple de l’organisation.

Le rapport final de la commission constitua un effort sérieux et un travail nuancé qui, bien que manquant notoirement de perspective féministe, constituait un outil utile d’analyse et de compréhension de certains mécanismes de la crise et contenait des recommandations intéressantes d’un point de vue structurel. Il cherchait surtout à ménager les deux parties en vue d’une conciliation souhaitée par les membres de la commission. Le rapport concluait ainsi qu’il n’y avait, aux yeux de la commission, « pas eu de harcèlement au sens juridique du terme » de la part de Thêta, tout en soulignant qu’il était compréhensible que son comportement ait pu être ressenti par Beta et Alpha comme « intrusif » et envahissant et que finalement le « clan de Thêta » s’était comporté comme « une armée à l’offensive, qui ne cache plus vouloir la peau de l’adversaire ».

Thêta, diffusa alors dans l’organisation une réponse injuste et blessante à l’égard des membres de la commission dans laquelle il les accusait, avec force de citations marxisantes, d’avoir produit un rapport qui mettait « le doigt dans un engrenage très dangereux, en premier lieu pour les droits des femmes ». Sa conclusion était que « tout le rapport est contestable ». En vérité, sa déception provenait du fait que ledit rapport n’entérinait pas, malgré tous ses efforts, sa version présentant la militante Beta comme une « dangereuse manipulatrice schizophrène assoiffée de pouvoir ». Dans cette même lettre, presque comme un aveu de son acharnement, il évoquait Beta comme une « femme qui ment » et qui ne peut pas s’empêcher de « semer la zizanie », ce pourquoi, selon lui, elle n’avait « pas sa place dans l’organisation ». On devine évidement que telle aurait du être également, selon lui, la conclusion du rapport de la commission.

Ce rapport de la commission devait être présenté, avec possibilité de débat, au Congrès qui se réunissait peu de temps après la publication de celui-ci. Mais, ce rapport ne convenant pas à Thêta, celui-ci fit tout son possible pour qu’il soit rapidement jeté aux oubliettes. Ce qui fut fait d'autant plus facilement qu'entretemps, poussée à bout par une année d’attaques continues, Beta avait quitté l’organisation. Une majorité des délégués du congrès de l’organisation refusa ainsi que ce rapport soit sérieusement discuté, tout comme la nouvelle instance de direction élue à ce congrès lorsqu’elle fut interpellée par une douzaine de membres quelques temps plus tard.



Questionnements démocratiques et démissions

Le climat belliqueux provoqué par le conflit déborda inévitablement dans le reste de l’organisation, mettant pleinement en lumière ses dysfonctionnements démocratiques et féministes. Comme on l’a vu dans d’autres organisations frappées par le même type de crise, le groupe constitué autour de la cible en vient à se poser des questions sur le fonctionnement et la démocratie interne.

Et comme cela s’est également vu dans d’autres organisations, la démarche et les arguments de ces militant-e-s furent en bonne partie réduits à néant par leur proximité avec la « coupable » et furent taxés par Thêta et ses proches de « lutte sans fondement pour le pouvoir ». Le secrétariat de direction, utilisa le moindre prétexte pour s’attaquer au groupe dénonçant l'acharnement contre Beta et accusa celui-ci de « fractionnalisme », de fomenter « un putsch pour obtenir le contrôle du journal » ou encore de vouloir constituer un « Secrétariat de direction bis non élu » et autres joyeusetés dignes des Monty Python.

Ecœurée par ce climat permanent et par les attaques subies depuis des mois visant à détruire son intégrité morale, militante et psychologique, Beta jeta l’éponge et donna sa démission de l’organisation. Il lui avait été tout bonnement rendu impossible (et c’était évidement le but recherché par Thêta) de rester dans une organisation où de telles choses se passent, où elle devait subir le regard d’autres en ne sachant pas ce qu’ils pensaient ou pas de sa « personnalité ». Une organisation où, ceux qui s’étaient fait leur opinion sur elle en suivant les « confidences » de Thêta ne la jugeaient désormais plus sur base de ses idées, de ses qualités ou de ses défauts, mais sur base de ce qu’on leur avait dit qu’elle était.

Contrairement aux règles établies, qui plus est quand il s’agit d’un membre d’une instance de direction, la démission de Beta n’a fit l’objet d’aucune discussion en interne, ni d’aucune démarche formelle à son égard. Pour paraphraser Trotsky : « On n’a même pas enregistré une femme à la mer et on est passé à la suite de l’ordre du jour ».

Peu après la démission de Beta se tint donc le congrès de l’organisation. Comme on l’a vu, alors qu’elle faisait initialement partie de l’ordre du jour, la discussion du rapport de la commission fut finalement supprimée de celui-ci après que Gamma eut agité le spectre « des graves tensions que cette discussion susciterait pendant le congrès ». Pour bon nombre de personnes présentes qui avaient participé à la cabale et à la véritable « chasse aux sorcières » contre Beta, l’objectif avait été atteint par sa démission et il s’agissait de « tourner la page » au plus vite et de ne surtout pas aborder frontalement et sérieusement toutes les questions de fond qui avaient été soulevées par la crise, ni ses conséquences.

D’autres questions plus ou moins gênantes ou polémiques furent par ailleurs également évacuées de ce congrès. Sur les trois résolutions, soumises, débattues et amendées dans l’organisation depuis plusieurs mois, deux ne furent pas soumises au vote. Le congrès fut en réalité bâclé et il  élit une direction dont le secrétariat, moitié moins nombreux que le précédent, se réduisait désormais à 4 militants, dont 3 de l’équipe précédente, incluant Thêta et Gamma. Bien à l’opposé des propositions alternatives qui plaidaient pour une plus grande horizontalité dans le fonctionnement et qui réfutaient le culte routinier des « instances » à plusieurs étages dans une organisation de moins de 80 membres, les décisions de ce congrès cimentèrent au contraire un fonctionnement verticaliste et hiérarchique basé sur une vision obsolète du parti « centraliste ».

Conclusions

Dans les situations d’acharnement et de harcèlement, on attend des victimes qu’elles montrent constamment patte blanche et fassent preuve d’un comportement exemplaire. Cette attente va de pair avec une vision des femmes qui ne peuvent être que des « saintes » ou des « salopes » ; si elles ne démontrent pas être l’une, c’est qu’elles sont forcément l’autre. Or, être une sainte dans ce monde d’hommes implique aussi de ne pas offenser et contredire les hommes ou de ne pas s’opposer à eux d’une manière qu’ils puissent ressentir comme vexante. En outre, quand un homme "en impose", on se concentre sur ses idées; si les idées déplaisent, on attaquera les idées et généralement pas la personne. Quand une femme "s'impose" avec des idées et que les idées déplaisent, on l'attaque beaucoup plus souvent elle personnellement; on lui prête des intentions. Si ces femmes n’arrivent pas à démontrer leur « sainteté » alors on peut voir apparaître un véritable processus de bouc émissaire et les organisations révolutionnaires actuelles ne sont pas outillées pour y faire face.

Cet exemple montre, une fois de plus, les lacunes et le recul en termes de conscience féministe. La crise a en effet causé une profonde division entre les femmes de cette organisation. Presque toutes les femmes qui n’étaient pas d’accord avec le « clan Thêta » ont, depuis lors, quitté l’organisation. Les femmes restées actives dans l’organisation organiseront, quant à elles, une « Commission femmes » qui ne prendra jamais la peine de rencontrer ni Beta, ni les autres femmes démissionnaires ou extérieures qui ont questionné le processus de harcèlement et de bouc émissaire qui s’est déroulé dans l’organisation. Cette commission agira plutôt comme une forteresse assiégée face à toute remise en question. Thêta ira jusqu’à injurier une militante féministe qui appelait à la solidarité féminine envers Beta en qualifiant son attitude de « version stalinienne du féminisme ». Là où la domination masculine sévit sans frein ni complexe, c’est bien entendu l’homme qui a la prérogative exclusive de diviser les femmes en « bonnes » et en « mauvaises » féministes.

Suite aux interpellations extérieures, les trois membres de la commission femme de l’organisation déclareront pour conclure l’affaire (une fois de plus, sans avoir entendu Beta) que « Le féminisme n’implique pas une prise de position systématique en faveur des femmes »

Les accusations qui ont été utilisées au cours de cette crise ne sont pas des cas isolés. Combien de fois dans les organisations de gauche radicale n’entendons-nous pas dire des femmes qui « s’affirment » qu’elles  veulent « prendre le gouvernail » dans l’organisation, ou encore qu’elles ont « une volonté puérile de se mettre en avant ». Qu’elles « manipulent » et « jettent leur dévolu sur » les hommes par « avidité de pouvoir », pour « gravir les échelons ». Ou encore, lorsqu’elles dénoncent cet acharnement contre elles, on les accuse alors de « se victimiser », d’ « exagérer les choses » et de « chercher à se construire un clan » quand elles cherchent des appuis. Bien entendu, on n’entend jamais de tels qualificatifs à propos d’un homme qui s’affirme ou se défend.

Une autre réalité qui a dicté le déroulement des événements est cette realpolitik qui met en balance un militant ancien plus ou moins connu et donc « important » dans une organisation très faible face à une jeune femme « inconnue ». A choisir, on préfère garder l’homme, et cela en dépit du fait que ce dernier, dans le cas évoqué ici n’en était pas à son premier fait d’armes. D’autres militants, hommes ou femmes, avaient déjà fait l’objet dans le passé de sa hargne vengeresse, de stéréotypes caricaturaux accolés à eux et de véritables pratiques de harcèlement moral et psychologique. Ce fonctionnement a profondément divisé et miné de l’intérieur cette organisation depuis des décennies et l’a considérablement affaiblie par une série de départ ou de prises de distance de militant-e-s ciblés par cet acharnement à leur encontre de la part de Thêta.

Pourtant, cette organisation avait le bagage théorique pour traiter d’une manière féministe la crise évoquée ici. Son Internationale avait déterminée une position féministe qui prône la nécessité d’une forme de « discrimination positive » à l’égard des femmes au sein de ses organisations.  En expliquant notamment que, dans une situation de conflit entre une femme et un homme, quelles que soient les raisons, les rapports sont forcément inégalitaires en faveur de l’homme (qui plus est s’il s’agit d’un ancien dirigeant connu, disposant de réseaux d’influence, face à une jeune femme inconnue) et qu’il faut des mesures structurelles pour renforcer la femme. Cela n’a donc strictement rien à voir avec le fait de prendre « systématiquement » le parti de la femme, dans le sens : « c’est elle qui, par principe, a raison, parce qu’elle est une femme ». Il s’agit plutôt, avant de déterminer « qui a tort ou qui a raison », de donner à la femme la possibilité de se défendre à armes égales face à l’homme avec qui elle est en conflit pour faire valoir son point de vue.

Dans le cas concret évoqué ici, après la démission de Beta du secrétariat de la direction, l’attitude féministe correcte aurait été d’exiger de Thêta qu’il se retire provisoirement de cette instance en attendant la fin des travaux de la Commission et son rapport. Ceci afin qu’il ne profite pas de sa position de pouvoir - déjà dominante au départ grâce à sa notoriété, ses contacts et ses réseaux relationnels très anciens dans l’organisation ou dans son Internationale - pour utiliser cette instance afin de légitimer sa position face à une femme au sein de l’organisation. Toutes choses que cet homme a bel et bien faites sans aucune forme de scrupules puisqu’il s’est présenté lui-même comme étant la « victime ».

Face à une situation de ce genre, la seule chose qui puisse empêcher l’effondrement d’un groupe est une remise en question réellement démocratique, féministe, collective et honnête. Mais dans ce type d’organisations, si petites et nageant à contre courant avec peu de forces et beaucoup de verrous bureaucratiques entraînant une forte routine mécanique, cela semble impossible. Un renouveau, une refondation en profondeur, est donc indispensable.

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