AlphaBeta
La
violence faite aux femmes est multiforme ; viol, harcèlement sexuel, moral ou
psychologique, humiliation, discrimination en tous genre... L’existence de
cette violence est une dimension indispensable à la domination masculine et
elle se développe y compris dans les milieux dit progressistes, voire radicaux,
en y prenant certaines formes spécifiques encore aujourd’hui peu étudiées.
Cette
violence est étroitement et dialectiquement liée à un « sexisme
ordinaire » qui lui rend le terrain fertile et permet son développement en
toute impunité. Ce sexisme ordinaire entraîne la situation paradoxale que l’on
rencontre souvent dans toute la société : à savoir la défense de l’homme
agresseur et la diabolisation de la victime. Or, c’est précisément cette
défense et protection des auteurs de ces violences faites aux femmes qui force
ces dernières à supporter ce sexisme ordinaire (quand ce n’est pas à s’en faire
les complices passives ou actives), puisqu’en cas de résistance, la violence
peut être au bout de chemin pour réprimer celles qui ne se plieront pas à
l’usage établi.
Combien
de militantes femmes dans les organisations révolutionnaires dites
« féministes » ont-elles eu à subir l’une ou l’autre de ces formes de
violence et ce sexisme ordinaire ? On ne le saura sans doute jamais, tant
il règne dans la plupart d’entre elles une véritable « omerta », une
loi du silence sur ce genre de cas. Même dans les cas des violences sexuelles
les plus graves, il a fallu parfois attendre des années avant que les
agresseurs ne soient connus et dénoncés. En outre, le culte du secret qui règne
dans ces organisations, sous prétexte de sa « sécurité » et de sa
« réputation » fait en sorte que ces affaires sont le plus souvent
étouffées ou qu’on préfère « laver le linge sale en famille », à
l’abri de tout regard externe, ce qui a pour conséquence d’inhiber bien des
femmes à dénoncer les choses. Pire encore, dans certains cas, les militantes
femmes qui dénoncent sont accusées d’être des « provocatrices de la
police » ou de chercher à « diviser, à salir et à affaiblir le
véritable parti révolutionnaire de la classe ouvrière ».
L’existence
de ce sexisme ordinaire déforce notablement ces organisations car il fait ainsi
partir, parfois sur la pointe de pieds, parfois en claquant la porte, bien des
militantes motivées, alors qu’elles sont déjà souvent très minoritaires par
rapport aux militants hommes. En outre, dans certains cas graves, la tension
est telle que le résultat est l’implosion de l’organisation. Ironiquement,
c’est précisément au nom d’une défense bien mal comprise de « l’intérêt supérieur
du parti » ou de l’organisation que les défenseurs de l’agresseur ont pris
fait et cause pour lui et ont diabolisés et chassés sa victime hors de leurs
rangs.
Les
situations de violences morales ou sexuelles qui aboutissent à des drames ne
sont ni exceptionnelles, ni des « cas isolés » dans la gauche
dite radicale ou révolutionnaire, et cela tous courants et chapelles
confondues, car aucun n’y échappe. Le cas le plus grave connu jusqu’ici est
celui du Workers Revolutionary Party de Grande-Bretagne, dirigé par Gerry
Healy. Ce parti a implosé en 1985 après que 26 femmes révélèrent avoir été
violées par Healy, dont une fut si violemment frappée qu’elle en resta
handicapée. Début des années 1990, à la suite de violences sexistes, la section
japonaise de la IVe Internationale connaissait carrément une scission
« non mixte » en deux organisations distinctes avec le départ de
presque toutes ses militantes. Fin de l’année 2012, c’est le Socialist Workers
Party britannique qui subissait une importante scission à cause de sa gestion
catastrophique d’accusations de viols contre l’un de leur leader - toujours en
place -, Martin Smith. Un cas similaire, et avec les mêmes conséquences s'était
également produit dans les années 1990 dans l’organisation-sœur du SWP en Allemagne.
En 2012,
la section turque de la IVe Internationale subissait également une scission
suite, entre autres, à des problèmes sexistes. Cette même organisation avait
gardé, quelques années plus tôt, comme rédacteur en chef de son journal un
homme qui avait sexuellement agressé une militante qui fut forcée de
démissionner suite à la cabale lancée contre elle dans l’organisation. En mai
2013, des anarcha-féministes ont démissionné de la Fédération anarchiste
française après avoir fait l’objet d’un lynchage collectif pour s’être opposées
à un article de Roger Dadoun qui justifiait le viol de DSK sur Nafissatou
Diallo. Ce ne sont là que quelques exemples parmi des dizaines d’autres connus
ou inconnus et qui concernent des organisations qui ont généralement à cœur de
se définir comme « féministes » et ont effectivement développé un
travail et des apports sur ce terrain. Que dire alors de la situation dans des
organisations de traditions « staliniennes » ou « en
retard » dans ce domaine ?
Il y a
généralement une réelle incapacité des organisations de la gauche dite
révolutionnaire à aborder politiquement ces affaires et les questions qu’elles
soulèvent. Dans la plupart des cas, elles sont tout simplement superbement
ignorées ou considérées comme des « affaires privées », des
« cas exceptionnels non significatifs » et il n’existe souvent
donc aucune volonté de les analyser sérieusement afin d’en tirer des
enseignements et d’apporter des solutions politiques et organisationnelles pour
s’attaquer à la racine du problème. Autrement dit, au sexisme interne à ces
organisations (qui prend des formes spécifiques) et aux pratiques, aux
principes et types de fonctionnement qui les favorisent. Dans les rares cas où
un travail d’analyse, de réflexion et d’élaboration est effectué, il reste
confiné dans des commissions femmes et n’est pas collectivement pris en charge
par les organisations.
Le cas
décrit ci-dessous fait partie de ces cas dont on n’a pas parlé « en dehors
de l’organisation » mais dont le résultat a tout de même été une implosion
partielle avec une série de départs de militants, un affaiblissement de
l’organisation et un fort recul de son niveau démocratique. L’objectif de ce texte est d’identifier, à travers un cas
particulier, des mécanismes de comportement sexiste et de harcèlement moral et
psychologique ainsi que des dysfonctionnements démocratiques au sein d’une
organisation d’extrême-gauche. Bien que le cas abordé ici soit d’un degré ou
d’une nature différente que d’autres cas survenus dans d’autres groupes du même
type, en Belgique ou ailleurs, on peut constater des similitudes frappantes
dans le mécanisme de ces différentes crises, similitudes qui ne relèvent en
rien du hasard.
Harcèlement
moral et psychologique sexiste dans une organisation de gauche belge
Pour comprendre les processus au cours desquels des questions et des comportements personnels se couplent à des logiques dysfonctionnelles, il est nécessaire de retracer des enchaînements d’événements. Le cas décrit ici tournera essentiellement autour de 4 personnes, que nous appellerons Alpha, Beta, Gamma et Thêta, mais ces comportements individuels se sont inscrits dans le contexte d’un certain type de fonctionnement collectif propre à l’extrême-gauche dite « léniniste ».
La situation s’est déroulée dans une organisation de
moins de 80 membres, marxiste et théoriquement féministe. Début 2011, la
militante Beta mit un terme à une relation tenue « secrète » avec un
autre membre de la direction du parti, Thêta (son ainé de plusieurs dizaines
d’années) et entama alors une relation ouverte avec le militant Alpha.
La militante Beta était membre du parti depuis presque
trois ans. Elle était jusqu’alors reconnue comme une militante capable et
valable et fut d’abord élue à la direction du parti et ensuite au secrétariat
politique de celle-ci. Dès son arrivée dans l’organisation, et avant même le
début de leur relation, Thêta s’était lié d’une « amitié politique »
très forte avec elle et soutenait avec enthousiasme ses démarches et ses interventions.
Il la portait sur un piédestal, l’encourageant et la poussant continuellement à
prendre des initiatives et des responsabilités.
Mais Thêta n’accepta pas la rupture et commença dès lors à se comporter comme un homme
« blessé ». Il commença un patient et déterminé travail de sape,
d’abord occulte, puis de plus en plus ouvert, afin de déstabiliser
psychologiquement la militante Beta et de la décrédibiliser aux yeux des autres
membres de l’organisation, pour enfin obtenir
contre elle un opprobre général et
la faire passer pour une « dangereuse manipulatrice
assoiffée de pouvoir » nécessitant
des soins psychiatriques.
Une crise profonde et pénible se mit ainsi en route.
Celle-ci mit en évidence les
manquements démocratiques et féministes structurels de l’organisation (tant
dans la compréhension que dans la pratique) qui permirent toutes sortes de
dérives et finirent pas aboutir à la démission de Beta,
d’Alpha, et, progressivement plus d’une douzaine d’autres militant(e)s. Thêta,
quant à lui, est encore à ce jour
membre de la direction et du
secrétariat politique de cette organisation.
Le déroulement de cette crise pose beaucoup de questions,
récurrentes dans les organisations de ce type : la place des femmes, la
diabolisation des femmes « fortes », l’existence - malgré les
discours officiels - de réflexes sexistes encore très ancrés, le lien entre
manquements démocratiques et possibilités de développement de ces comportements
sexistes,... Mais aussi l’utilisation des « instances démocratiques »
et des « règles de fonctionnement » par ceux qui en manient bien les
ficelles pour isoler et « détruire » des militant(e)s dont on ne veut
pas entendre le désaccord, ou pour biaiser le débat politique en personnalisant
ou en caricaturant les prises de position.
Un travail de sape contre la femme
Militant « important » dans une organisation
assez faible, qui ne compte que peu d’ « intellectuels » reconnus et
dont il est le seul à développer une pensée « écosocialiste » qui
apporte un petit crédit à ladite organisation, lorsque Thêta commença, par pure
jalousie vengeresse, à porter ses graves accusations psychologisantes contre la
militante Beta, il le fit d’une manière occulte. Il ne posa pas ouvertement ses accusations au
sein des instances, mais bien - en abusant ainsi de la confiance placée en lui
et de son « autorité intellectuelle » - en faisant des
« confidences » auprès de certains membres du secrétariat de la
direction et de militants au sein de la section locale dans laquelle Beta et
lui militaient.
Il affirma
ainsi dans ces « confidences
» que Beta souffrirait d’une forme aiguë de « schizophrénie » qui ferait d’elle une « manipulatrice » très « dangereuse » et « très
puissante », qui plus est « assoiffée
de pouvoir ». Le terme de «
manipulatrice très puissante » n’est
pas anodin car il permettait à Thêta de justifier et d’expliquer son
comportement antérieur vis-à-vis d’une militante qu’il avait toujours adulé et
défendue, et ce jusqu’à leur
rupture (il expliquera à
plusieurs membres avoir été « ensorcelé » par elle), ainsi que son changement de comportement après la rupture. Pour étayer ses propos, il
envoya ou montra à ces mêmes personnes des courriers électroniques strictement
privés entre lui et Beta dont le contenu était isolé de leur contexte et
réinterprété à sa manière.
Comme cela se passe souvent dans les cas de harcèlement
moral et psychologique, la cible ignore quels mécanismes sont en œuvre contre
elle et ne constate que des
comportements de plus en plus étranges à son égard de la part de ceux qui sont
touchés par ces « confidences ». Elle ne réalise pas pourquoi ils semblent soudainement
se méfier d’elle ou se comporter bizarrement en sa présence. D’autant plus que
Thêta encourageait les personnes à qui il se confiait à ne pas entrer en
contact avec « l’accusée » pour éclaircir les choses auprès d’elle
puisque, quoi qu’elle dise, ce ne pouvait être que de la
« manipulation ». La majeure partie des personnes touchées par lui ne
cherchèrent donc pas d’autre son de cloche et un « clan » commença
ainsi à se constituer autour de Thêta.
Parallèlement, le climat au sein du secrétariat de la
direction s’alourdissait par l’attitude de plus en plus désagréable, aigrie et
tendue de Thêta vis-à-vis de Beta et Alpha, ainsi que par leurs réactions
d’exaspération et d’incompréhension lorsqu’ils
se défendaient des
« fautes » et des « critiques » pointées de plus en plus fréquemment contre leur travail militant. La
discussion était en réalité biaisée d’avance : aux yeux des autres membres
de la direction touchés par les « confidences » de Thêta, le problème
n’était en réalité pas tant leurs « fautes » militantes que
leurs « personnalités » elles-mêmes : Beta en tant que « manipulatrice » et Alpha en tant que « manipulé » par elle.
Que ce soient des erreurs, des maladresses ou de réels désaccords
politiques ou organisationnels dans le chef de Beta ou d’Alpha, tous leurs pas étaient ainsi systématiquement pointés
du doigt, jugés négativement et grossis et aggravés démesurément. Mais surtout réinterprétés pour leur donner
une intentionnalité bien précise. Là où le travail militant de Beta avait
toujours été considéré comme un engagement positif, avec ses hauts et ses
bas, tout d’un coup chaque acte posé par elle prenait une nouvelle
signification. Son implication sérieuse dans l’organisation était ainsi ramenée
à une volonté de « s’accaparer » des tâches de responsabilité, ses
prises de positions politiques devenaient une « volonté
puérile de se mettre en avant », ses erreurs devenaient autant de « manœuvres ».
C’est essentiellement Thêta qui « découvrait » et soulevait ces « graves
manquements » politiques chez Beta, parfois ouvertement ou en les
signalant à d’autres pour les encourager à leur tour à les dénoncer, créant
ainsi un climat de plus en plus hostile autour d’elle. Ces attaques venant de
toutes parts confortaient ainsi certains dans leur nouvelle conviction sur la
« personnalité nocive » de Beta. Ces griefs étaient
inlassablement répétés et repris comme « preuves » permettant à
nouveau d’étayer aux yeux de cercles de plus en plus larges que le comportement
de Beta était effectivement problématique et qu’elle
était bien une « arriviste avide de
pouvoir », une « perverse narcissique » venue dans l’organisation pour en « prendre le gouvernail » afin d’assouvir « sa soif de pouvoir». Ce
qui expliquerait, bien sûr, qu’elle avait dans ce seul but « jeté son dévolu » sur Thêta d’abord et sur Alpha ensuite (parce que c’est comme ça que les
femmes font pour réussir...).
Le phénomène est connu : à force de décrire
systématiquement aux yeux de certains une personne d’une manière particulière,
tous ses actes finissent alors par s’accorder avec l’image ainsi construite.
Toute autre explication est, à priori, écartée. Toute la perversité de ce
mécanisme repose sur ce type de manœuvre : quand on désigne une femme
comme étant une « manipulatrice
schizophrène très puissante », quoi qu’elle fasse, c’est
forcément calculé. Et si jamais on
ne constate rien de grave à
signaler dans son comportement,
c’est qu’elle est « très forte » dans la « dissimulation».
Tout le monde ne suivit pas le mouvement. Au-delà d'un
certain nombre de membres qui prirent sans réserves le parti de Thêta et
d'autres qui, ne voulant pas prendre part à un conflit soi disant
« personnel », laissèrent les choses suivre leur cours sans
« prendre parti », il y eu également des militant(e)s qui, parce
qu’ils critiquèrent l’acharnement de Thêta contre Beta, entrèrent alors dans sa
ligne de mire et subirent le même mécanisme d’accusations proprement
délirantes contre leur intégrité militante - ou contre leur honnêteté tout
court. Leur travail et leur engagement sincère au sein de l’organisation étaient
ainsi radicalement déstabilisés et
remis en question.
L’agresseur se fait passer pour la victime
Un des moments clés de la crise et qui l’a portée à un
paroxysme fut la mise en place d’une commission interne exigée par Thêta.
Le climat de plus en plus tendu dans le secrétariat de la direction provoqua en
effet une réunion de cette instance spécialement destinée à « crever
l’abcès ». Au cours de cette réunion, Thêta mena un véritable
réquisitoire contre Beta, la tourna en dérision, l’interrompit en l’appelant
ironiquement « ma petite
chérie » et distribua
aux personnes présentes (malgré l’opposition explicite de Beta) des extraits choisis d’échanges
strictement privés dont il avait préparé des copies.
Thêta prit surtout comme prétexte l’utilisation du mot « harcèlement » par Alpha et Beta pour se présenter
comme la malheureuse victime d’une « grave
accusation » infondée et infamante (il diffusera ensuite activement
cette version du conflit dans le reste de l’organisation et dans son
internationale). Il exigea alors contre eux la mise sur pied d’une commission
interne afin de « laver
son honneur » contre
cette « accusation ».
En dépit du fait qu’Alpha et Beta expliquèrent qu’ils ne portaient aucune
accusation formelle contre Thêta et qu’ils refusaient en conséquence qu’une
telle commission d’enquête (qui plus est secrète, puisque le reste de la
direction de l’organisation ne devait initialement pas en être informée) se
constitue pour les juger, celle-ci fut votée à une très courte majorité par le
secrétariat de la direction – tout en écartant du revers de la main les
propositions alternatives faites par Alpha, Beta et d’autres pour tenter de
calmer les tensions ou de favoriser une conciliation.
Rappelons qu’à ce moment là de la crise, ni Alpha ni Beta
ne se doutaient le moins du monde de la teneur des « confidences » de
Thêta auprès des mêmes membres de cette instance qui votèrent la mise sur pied
d’une commission interne contre eux. Tous deux espéraient jusqu’à ce moment qu’une issue positive pour tous était
encore possible. C’était sans compter avec les objectifs finaux de Thêta et de
ses acolytes, et sur l’état réel de la démocratie interne de cette organisation.
Marie-France Hirigoyen, dont les nombreuses analyses
cherchent à décrypter le phénomène du harcèlement pour mieux y résister
et le combattre, décrit celui-ci comme une série de violences insidieuses qui
découlent d'une volonté de se débarrasser de quelqu'un sans se « salir les
mains ». Toute la difficulté pour les personnes qui subissent ce mécanisme
est de le comprendre car il s’agit d’une imposture qu'il faut dévoiler pour
permettre à la victime de retrouver ses repères et se soustraire à l'emprise de
son agresseur. Souvent, et la situation décrite ici n’a pas fait exception, la
victime, ignorant l’ampleur de ce qui est mis en place contre elle et n’ayant
comme base que son propre ressenti face à un comportement malsain, est traitée
de manière à perdre confiance en elle et ne fera pas le pas salutaire de
dénoncer le harcèlement et d’affirmer sa souffrance comme légitime face à un
tel comportement.
L’utilisation du féminisme et des femmes contre d’autres femmes
En défendant sa demande de mise en place d’une
commission, Thêta s’affirma énergiquement « pro-féministe »,
déclarant que ladite commission était « nécessaire
d’un point de vue féministe » et
qu’il agissait ainsi « pour
le bien » de Beta.
Etrange « féministe » qui agit contre la volonté expresse
d’une femme, qui plus est « pour
son propre bien ».
Mais cette utilisation du discours féministe constituait
surtout un retournement pervers du principe selon lequel la parole des femmes
doit être « prise au sérieux » dans les organisations féministes car
Thêta s’en servait en lui donnant une toute autre signification : les
« accusations » de la femme devaient être scrupuleusement vérifiées
pour voir si elles n’étaient pas « infondées » et, dans ce cas, elle
devait être sanctionnée d’une manière exemplaire. Il s’agissait surtout du même
homme qui, tout en s’acharnant en secret à détruire l’intégrité psychologique
d’une militante femme qui l’avait éconduit en l’accusant d’être une « manipulatrice »,
parvenait, quant à lui, à réellement manipuler l’instance d’une organisation
« féministe » pour imposer contre la volonté d’une femme une
commission destinée à la juger elle pour « laver
son honneur » à lui…
Thêta réussit à avoir dans ce « combat pour la vérité » une alliée de choix en ralliant à sa
cause une militante féministe jusqu’alors proche de Beta et d’Alpha - que nous
appellerons Gamma - et qui était, et est toujours, porte-parole de l’organisation. Gamma
s’était en effet laissée convaincre
par l’insistance et les explications de Thêta que, dans sa « soif de pouvoir »,
Beta n’avait d’autre but que d’occuper son propre poste de porte-parole, qu’elle avait
jeté son « dévolu » sur Alpha par pur calcul et qu'elle le
« manipulait » à sa guise.
A partir de ce moment, le comportement de Gamma changea radicalement vis-à-vis
de Beta et Alpha et elle participa activement aux critiques adressées à leur
travail militant. Leurs explications étaient tout simplement ignorées comme
autant de mensonges et de tentatives de manipulations et Gamma refusa bien vite
toute discussion personnelle avec Beta.
Si Gamma refusa de rencontrer personnellement Beta ou de
confronter avec elle ses accusations - par crainte sans doute de son
« pouvoir manipulateur » - elle eu par contre des contacts de plus en
plus réguliers et étroits avec Thêta, ne craignant visiblement pas qu’un homme
éconduit et en colère puisse tenter de la manipuler pour l’utiliser contre la
femme qui a eu l’ « audace » de le quitter. Gamma prit ainsi systématiquement le
parti de l’homme et ferma tout aussi systématiquement les yeux sur tous ses
dérapages et attitudes déplacés pour ne concentrer ses attaques et critiques
que contre Beta.
Ultérieurement, dans une lettre adressée à une série de
membres, Thêta utilisa ouvertement la « caution féministe » apportée
par Gamma en la présentant comme une féministe exemplaire qui s’était dressée à
ses côtés contre Beta pour « le
bien de l’organisation » dans
un « combat pour la vérité » (celle de l’homme bien entendu). Le
féminisme consisterait donc à repérer les « femmes
qui mentent » désignés
par les hommes et à les « éliminer ».
Ce n’est pas la première fois qu’une femme militante,
féministe de surcroit, se laisse « monter » contre une autre femme
militante en donnant foi aux affirmations selon lesquelles cette dernière
« voudrait sa place ». Le comportement de Gamma était aussi
symptomatique d’un problème plus large à l’intérieur des organisations de
gauche : malgré leur façade féministe, elles restent essentiellement des
lieux de pouvoir masculin (« symboliques », mais aussi très
concrets), au sein desquels les places de visibilité
pour les femmes restent rares et,
en définitive, décidées par les
hommes puisqu’ils restent largement
majoritaires. Cela amène des militantes à se laisser prendre au jeu de la mise
en concurrence entre femmes et à participer, pour protéger leur propre place,
au « cassage » de celles qu’elles considèreront comme des
« rivales », jouant ainsi le plus vieux jeu du monde : les
dominants restent tranquillement à leur place pendant que les dominés se
disputent les « restes ».
Le travail de la commission
Reprenons le fil des événements jusqu’à leur conclusion.
Outrés par la manière dont la commission leur fut imposée, Beta et Alpha
démissionnèrent du secrétariat politique tandis que Thêta s’y maintint et
l’utilisa pour lancer de nouvelles attaques contre eux, mais surtout pour faire
pression sur la commission afin qu’elle mène un travail
« d’enquête-tribunal ». Les membres de la commission (deux
hommes et deux femmes, non membres de la direction) résistèrent à cette
pression et tentèrent au contraire de mener avant tout un travail d’écoute et
de compréhension des mécanismes du conflit en vue d’aboutir à une conciliation
éventuelle.
Fidèle à son comportement d’acharnement, Thêta témoigna à
plusieurs reprises dans la commission et
s’y présenta avec un épais
dossier constitué de morceaux choisis dans des mails privés avec Beta.
Parallèlement, il continua activement à se présenter partout comme la « victime d’une cabale » de la part d’une « folle avide de
pouvoir » qui « veut sa peau » dans « une
lutte sans principe pour le pouvoir », etc. Il contacta un maximum
de membres de sa section locale pour les encourager à témoigner auprès de la
commission contre Beta et y dénoncer sa nature « problématique » et
ses « dysfonctionnements ». La Commission servit ainsi d’exutoire et
de défouloir à quelques personnes qui s’étaient heurtées, pour une raison
ou une autre, à Beta dans son travail militant ou qui voulaient témoigner en
faveur de Thêta, ami personnel ou camarade de très longue date.
Mais c’est Gamma qui servit à nouveau de fer de lance à
Thêta en plaidant devant cette commission en faveur de
l’exclusion de Beta de la direction de l'organisation, argumentant que celle-ci
avait une « personnalité » incompatible avec leur idéologie. Gamma rédigea un long réquisitoire
dans lequel elle affirmait, entre autres délires, que Beta avait opté pour militer dans
la section de Thêta car elle était composée de nombreux « hommes
âgés », sous entendu qu’elle pouvait donc facilement les
« séduire » afin de les « manipuler ». Gamma radicalisa même sa position peu
après, et affirma sa volonté
d’obtenir une exclusion pure et
simple de l’organisation.
Le rapport final de la commission constitua un effort
sérieux et un travail nuancé qui, bien que manquant notoirement de perspective
féministe, constituait un outil utile d’analyse et de compréhension de certains
mécanismes de la crise et contenait des recommandations intéressantes d’un
point de vue structurel. Il cherchait surtout à ménager les deux parties en vue
d’une conciliation souhaitée par les membres de la commission. Le rapport
concluait ainsi qu’il n’y avait, aux yeux de la commission, « pas eu de harcèlement au
sens juridique du terme » de
la part de Thêta, tout en soulignant qu’il était compréhensible que son
comportement ait pu être ressenti par Beta et Alpha comme « intrusif » et envahissant et que finalement le « clan
de Thêta » s’était comporté comme « une
armée à l’offensive, qui ne cache plus vouloir la peau de l’adversaire ».
Thêta, diffusa alors dans l’organisation une réponse
injuste et blessante à l’égard des membres de la commission dans laquelle il
les accusait, avec force de citations marxisantes, d’avoir produit un rapport qui mettait « le doigt dans un engrenage très
dangereux, en premier lieu pour les droits des femmes ». Sa conclusion était que « tout le rapport est contestable ».
En vérité, sa déception provenait du fait que ledit rapport n’entérinait pas,
malgré tous ses efforts, sa version présentant la militante Beta comme une « dangereuse
manipulatrice schizophrène assoiffée de pouvoir ». Dans cette
même lettre, presque comme un aveu de son acharnement, il évoquait Beta comme
une « femme qui
ment » et qui ne peut
pas s’empêcher de « semer
la zizanie », ce pourquoi, selon lui, elle n’avait « pas sa place dans
l’organisation ». On
devine évidement que telle aurait du être également, selon lui, la conclusion
du rapport de la commission.
Ce rapport de la commission devait être présenté, avec
possibilité de débat, au Congrès qui se réunissait peu de temps après la
publication de celui-ci. Mais, ce rapport ne convenant pas à Thêta, celui-ci fit tout son possible pour qu’il soit rapidement jeté aux oubliettes.
Ce qui fut fait d'autant plus facilement qu'entretemps, poussée à bout par une année d’attaques continues,
Beta avait quitté l’organisation. Une majorité des délégués du congrès de
l’organisation refusa ainsi que ce rapport soit sérieusement discuté, tout
comme la nouvelle instance de direction élue à ce congrès lorsqu’elle fut
interpellée par une douzaine de membres quelques temps plus tard.
Questionnements démocratiques et démissions
Le climat belliqueux provoqué par le conflit déborda
inévitablement dans le reste de l’organisation, mettant pleinement en lumière
ses dysfonctionnements démocratiques et féministes. Comme on l’a vu dans
d’autres organisations frappées par le même type de crise, le groupe constitué
autour de la cible en vient à se poser des questions sur le fonctionnement et
la démocratie interne.
Et comme cela s’est également vu dans d’autres
organisations, la démarche et les arguments de ces militant-e-s furent en bonne
partie réduits à néant par leur proximité avec la « coupable » et
furent taxés par Thêta et ses proches de « lutte
sans fondement pour le pouvoir ». Le secrétariat de direction, utilisa
le moindre prétexte pour s’attaquer
au groupe dénonçant l'acharnement contre Beta et accusa celui-ci de « fractionnalisme »,
de fomenter « un putsch
pour obtenir le contrôle du journal » ou encore de vouloir constituer un « Secrétariat de direction bis non
élu » et autres joyeusetés
dignes des Monty Python.
Ecœurée par ce climat permanent et par les attaques
subies depuis des mois visant à détruire son intégrité morale, militante et
psychologique, Beta jeta l’éponge et donna sa démission de l’organisation. Il lui avait été tout bonnement rendu
impossible (et c’était évidement le but recherché par Thêta) de rester dans une
organisation où de telles choses se passent, où elle devait subir le regard d’autres
en ne sachant pas ce qu’ils pensaient ou pas de sa « personnalité ».
Une organisation où, ceux qui s’étaient fait leur opinion sur elle en suivant
les « confidences » de Thêta ne la jugeaient désormais plus sur base
de ses idées, de ses qualités ou de ses défauts, mais sur base de ce qu’on leur avait dit qu’elle était.
Contrairement aux règles établies, qui plus est quand il
s’agit d’un membre d’une instance de direction, la démission de Beta n’a fit
l’objet d’aucune discussion en interne, ni
d’aucune démarche formelle à son égard. Pour paraphraser Trotsky :
« On n’a même pas enregistré une femme à la mer et on est passé à la suite
de l’ordre du jour ».
Peu après la démission de Beta se tint donc le congrès de
l’organisation. Comme on l’a vu, alors qu’elle faisait initialement partie de l’ordre
du jour, la discussion du rapport de la commission fut finalement supprimée de
celui-ci après que Gamma eut agité le spectre « des
graves tensions que cette discussion susciterait pendant le congrès ». Pour bon nombre de personnes présentes
qui avaient participé à la cabale et à la véritable « chasse aux
sorcières » contre Beta, l’objectif avait été atteint par sa démission et
il s’agissait de « tourner la page » au plus vite et de ne surtout
pas aborder frontalement et sérieusement toutes les questions de fond qui
avaient été soulevées par la crise, ni ses conséquences.
D’autres questions plus ou moins gênantes ou polémiques
furent par ailleurs également évacuées de ce congrès. Sur les trois
résolutions, soumises, débattues et amendées dans l’organisation depuis
plusieurs mois, deux ne furent pas soumises au vote. Le congrès fut en réalité
bâclé et il élit une direction dont le secrétariat, moitié moins nombreux
que le précédent, se réduisait désormais à 4 militants, dont 3 de l’équipe
précédente, incluant Thêta et Gamma. Bien à l’opposé des propositions
alternatives qui plaidaient pour une plus grande horizontalité dans le
fonctionnement et qui réfutaient le culte routinier des « instances »
à plusieurs étages dans une organisation de moins de 80 membres, les décisions
de ce congrès cimentèrent au contraire un fonctionnement verticaliste et
hiérarchique basé sur une vision obsolète du parti « centraliste ».
Conclusions
Dans les situations d’acharnement et de harcèlement, on
attend des victimes qu’elles montrent constamment patte blanche et fassent
preuve d’un comportement exemplaire. Cette attente va de pair avec une vision
des femmes qui ne peuvent être que des « saintes » ou des
« salopes » ; si elles ne démontrent pas être l’une, c’est
qu’elles sont forcément l’autre. Or, être une sainte dans ce monde d’hommes
implique aussi de ne pas offenser et contredire les hommes ou de ne pas
s’opposer à eux d’une manière qu’ils puissent ressentir comme vexante. En
outre, quand un homme "en impose", on se concentre sur ses idées; si
les idées déplaisent, on attaquera les idées et généralement pas la personne.
Quand une femme "s'impose" avec des idées et que les idées
déplaisent, on l'attaque beaucoup plus souvent elle personnellement; on lui
prête des intentions. Si ces femmes n’arrivent pas à démontrer leur
« sainteté » alors on peut voir apparaître un véritable processus de
bouc émissaire et les organisations révolutionnaires actuelles ne sont pas
outillées pour y faire face.
Cet exemple montre, une fois de plus, les lacunes et le
recul en termes de conscience féministe. La crise a en effet causé une profonde
division entre les femmes de cette organisation. Presque toutes les femmes qui
n’étaient pas d’accord avec le « clan Thêta » ont, depuis lors,
quitté l’organisation. Les femmes restées actives dans l’organisation
organiseront, quant à elles, une « Commission femmes » qui ne prendra
jamais la peine de rencontrer ni Beta, ni les autres femmes démissionnaires ou
extérieures qui ont questionné le processus de harcèlement et de bouc émissaire
qui s’est déroulé dans l’organisation. Cette
commission agira plutôt comme une
forteresse assiégée face à toute remise en question. Thêta ira jusqu’à injurier
une militante féministe qui appelait à la solidarité féminine envers Beta en
qualifiant son attitude de « version stalinienne du féminisme ». Là où la domination masculine sévit
sans frein ni complexe, c’est bien entendu l’homme qui a la prérogative
exclusive de diviser les femmes en « bonnes » et en
« mauvaises » féministes.
Suite aux interpellations extérieures, les trois membres
de la commission femme de l’organisation déclareront pour conclure l’affaire
(une fois de plus, sans avoir entendu Beta) que « Le féminisme n’implique pas
une prise de position systématique en faveur des femmes »…
Les accusations qui ont été utilisées au cours de cette
crise ne sont pas des cas isolés. Combien de fois dans les organisations de
gauche radicale n’entendons-nous pas dire des femmes qui
« s’affirment » qu’elles veulent « prendre le
gouvernail » dans
l’organisation, ou encore qu’elles ont « une
volonté puérile de se mettre en avant ». Qu’elles « manipulent » et « jettent
leur dévolu sur » les
hommes par « avidité de
pouvoir », pour « gravir les échelons ». Ou encore, lorsqu’elles dénoncent cet
acharnement contre elles, on les accuse alors de « se victimiser », d’ « exagérer les choses » et de « chercher à se construire un
clan » quand elles
cherchent des appuis. Bien entendu, on n’entend jamais de tels qualificatifs à
propos d’un homme qui s’affirme
ou se défend.
Une autre réalité qui a dicté le déroulement des
événements est cette realpolitik qui met en balance un militant ancien
plus ou moins connu et donc « important » dans une organisation très
faible face à une jeune femme « inconnue ». A choisir, on préfère
garder l’homme, et cela en dépit du fait que ce dernier, dans le cas évoqué ici
n’en était pas à son premier fait d’armes. D’autres militants, hommes ou
femmes, avaient déjà fait l’objet dans le passé de sa hargne vengeresse, de
stéréotypes caricaturaux accolés à eux et de véritables pratiques de
harcèlement moral et psychologique. Ce fonctionnement a profondément divisé et
miné de l’intérieur cette organisation depuis des décennies et l’a
considérablement affaiblie par une série de départ ou de prises de distance de
militant-e-s ciblés par cet acharnement à leur encontre de la part de Thêta.
Pourtant, cette organisation avait le bagage théorique
pour traiter d’une manière féministe la crise évoquée ici. Son Internationale
avait déterminée une position féministe qui prône la nécessité d’une forme de «
discrimination positive » à l’égard des femmes au sein de ses organisations.
En expliquant notamment que, dans une situation de conflit entre une femme et
un homme, quelles que soient les raisons, les rapports sont forcément
inégalitaires en faveur de l’homme (qui plus est s’il s’agit d’un ancien
dirigeant connu, disposant de réseaux d’influence, face à une jeune femme
inconnue) et qu’il faut des mesures structurelles pour renforcer la femme. Cela
n’a donc strictement rien à voir avec le fait de prendre « systématiquement » le parti de la femme, dans le
sens : « c’est elle qui, par principe, a raison, parce qu’elle est une
femme ». Il s’agit plutôt, avant de déterminer « qui a tort ou qui a
raison », de donner à la femme la possibilité de se défendre à armes
égales face à l’homme avec qui elle est en conflit pour faire valoir son point
de vue.
Dans le cas concret évoqué ici, après la démission de
Beta du secrétariat de la direction, l’attitude féministe correcte aurait été
d’exiger de Thêta qu’il se retire provisoirement de cette instance en attendant
la fin des travaux de la Commission et son rapport. Ceci afin qu’il ne profite
pas de sa position de pouvoir - déjà dominante au départ grâce à sa notoriété,
ses contacts et ses réseaux relationnels très anciens dans l’organisation ou
dans son Internationale - pour utiliser cette instance afin de légitimer sa
position face à une femme au sein de l’organisation. Toutes choses que cet
homme a bel et bien faites sans aucune forme de scrupules puisqu’il s’est
présenté lui-même comme étant la « victime ».
Face à une situation de ce genre, la seule chose qui
puisse empêcher l’effondrement d’un groupe est une remise en question
réellement démocratique, féministe, collective et honnête. Mais dans ce type
d’organisations, si petites et nageant à contre courant avec peu de forces et
beaucoup de verrous bureaucratiques entraînant une forte routine mécanique,
cela semble impossible. Un renouveau, une refondation en
profondeur, est donc indispensable.
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